À bord d’un vieux VR, des intervenants sociaux et des infirmières sillonnent le centre-ville de Val-d’Or pour donner des soins aux gens de la rue. La Presse les a accompagnés le temps d’une « journée classique » d’été dans cette petite ville minière de l’Abitibi aux prises avec une crise sans précédent.

(VAL-D’OR) « Ton foie est malade, Conrad*. Si tu ne prends pas tes médicaments, tu risques de développer un cancer. »

Assis dans le bureau de consultation de l’infirmière, le sans-abri autochtone d’une trentaine d’années ne semble pas ébranlé.

Pour réussir à le faire venir à la clinique Pikatemps aujourd’hui, Maude Grenier a dû être créative.

Dans sa tournée matinale à bord d’un véhicule récréatif (VR) usagé de 32 pieds baptisé Petapan, l’infirmière a croisé Conrad alors qu’il se réveillait après une nuit d’excès au centre-ville de Val-d’Or.

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Maude Grenier, infirmière à la clinique Pikatemps

« Il y a beaucoup de crack et de speed en ville, raconte la soignante en insistant sur l’adverbe beaucoup. Nos usagers en ont plein les poches. C’est donné ! »

C’est probablement en reniflant du speed avec un oncle – atteint de l’hépatite C – que Conrad a contracté la maladie.

Une autre jeune sans-abri – dans la vingtaine celle-là – confirmera à La Presse que le comprimé de métamphétamines (speed) se vend 1 $ ces jours-ci dans les rues de la ville minière.

En distribuant des bouteilles d’eau à Conrad et à ses amis ce matin-là, l’infirmière Maude Grenier en profite pour suggérer gentiment à son patient de « passer [la] voir à la clinique ».

Une approche humaine

Située sur la 3Avenue, au cœur du centre-ville et non loin des parcs où les sans-abri passent l’été, la clinique Pikatemps – rattachée au CISSS local – fait la promotion de comportements sûrs en matière d’utilisation de seringues et d’habitudes sexuelles.

L’infirmière convainc Conrad de devenir bénévole à une activité de distribution de « pogos indiens », dans lesquels la banique sert de pâte pour recouvrir la saucisse.

« As-tu besoin de moi pour autre chose ? », lui demande le jeune homme, visiblement flatté. C’est là qu’elle aborde le sujet plus délicat de son traitement contre l’hépatite C.

« Le traitement vaut 50 000 $. C’est un comprimé par jour durant trois mois. Tu y as droit une seule fois, lui explique-t-elle avec douceur. Faut pas manquer notre coup. »

En ce mercredi caniculaire de la mi-juillet, la tournée matinale des intervenants en VR a amené beaucoup de monde.

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Le VR du projet Petapan

Un peu de lumière

Petapan – « Premières lumières de l’aube » en langue anishnabemowin –, c’est l’idée de Christine Francœur. Oubliez le cliché de la gestionnaire au jargon bureaucratique loin du terrain. C’est d’ailleurs elle qui a parcouru les sites de revente à la recherche du motorisé et qui a convaincu son propriétaire de le vendre au CISSS l’an dernier.

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Christine Francœur (à droite), conseillère-cadre en itinérance et instigatrice du projet Petapan

« C’est plus intime, plus confidentiel pour nos usagers, explique la conseillère-cadre en itinérance. Tu sors du VR avec une date de cour, un suivi médical, une bouteille d’eau et les autres ne savent pas pourquoi tu as consulté. » Et même pas besoin de prendre rendez-vous.

Avant Petapan, cette clientèle vulnérable, très méfiante envers le système hospitalier, consultait peu ou pas.

Récemment, dans le parc à côté de l’hôtel de ville, trois sans-abri qui avaient consommé de la drogue ou de l’alcool se frappaient « à coups de 2 par 4 », un quatrième gisait par terre. Mme Francœur, qui passait par là, a immédiatement texté son équipe pour qu’elle s’y déplace le plus vite possible.

Des intervenants sociaux et des infirmières sillonnent le centre-ville à bord du vieux VR deux heures par jour, plusieurs fois par semaine. Aujourd’hui, il s’arrête devant la Piaule, l’un des deux refuges d’urgence de la ville.

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Avant Petapan, cette clientèle vulnérable, très méfiante envers le système hospitalier, consultait peu ou pas.

Une quarantaine de sans-abri – dont une grande proportion d’Autochtones – y dorment et y mangent chaque jour. Leur nombre grimpe à près de 70 si on inclut ceux qui y ont une chambre, le temps de se reprendre en main. Sa directrice, Isabelle Boucher, les qualifie de « grands brûlés de la vie ». « C’est long à guérir [des grands brûlés]. C’est long pour eux de faire confiance », illustre l’organisatrice communautaire qui voit le projet du CISSS d’un bon œil.

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Une quarantaine de sans-abri – dont une grande proportion d’Autochtones – dorment et mangent à la Piaule chaque jour.

Au menu ce midi à la Piaule : hot-dogs et hamburgers sur le BBQ. Assis dans l’herbe, un jeune homme de la Première Nation Anishnabe de Lac-Simon mange à l’écart.

Éducatrice au projet Petapan, Mélanie Moreau-Picard s’empresse d’aller le voir. Le jeune homme à la santé mentale fragile a raté leur dernier rendez-vous. Dans une crise, il s’en est pris à sa mère. Il a été arrêté et intégré dans un programme d’accompagnement-justice pour les gens vulnérables. Parmi ses conditions, il doit rencontrer l’éducatrice toutes les deux semaines. Sauf qu’il vit dans la rue et n’a pas de cellulaire.

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Mélanie Moreau-Picard, éducatrice au projet Petapan, discute avec un jeune homme de la Première Nation Anishnabe de Lac-Simon qui mange à l’écart.

Le jeune homme aimerait retourner vivre à Lac-Simon. Une ordonnance du tribunal lui interdit toutefois de retourner chez sa victime, sa propre mère. Et sa communauté située à une trentaine de kilomètres de Val-d’Or vit une grave crise du logement. Personne d’autre que sa mère ne peut l’accueillir à Lac-Simon. Il n’a nulle part où aller. L’éducatrice lui remet un papier avec sa prochaine date d’audience. « Il va sûrement le perdre », se désole-t-elle.

En plus d’accompagner dans le système judiciaire une demi-douzaine de gens aux prises avec des problèmes de santé mentale, Mélanie Moreau-Picard a, dans ses dossiers, 48 toxicomanes utilisateurs de drogues par injection. « Je fais mon possible », lâche-t-elle.

Son téléphone sonne au même moment. C’est Linda, qui attend désespérément son nouveau fauteuil roulant pour sortir de chez elle. L’éducatrice remonte dans le VR avec l’objet tant désiré.

Une odeur nauséabonde – un mélange d’urine et de fumée de cigarette – nous pénètre les narines lorsque nous franchissons la porte du logement. Le plancher est collant. Le comptoir de la cuisine est couvert de vaisselle sale et de cannettes de Pepsi vides.

  • L’éducatrice Mélanie Moreau-Picard et l’infirmière Audrey-Ann Gallant se préparent à livrer à une usagère du projet Petapan le nouveau fauteuil roulant qu’elle attend.

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    L’éducatrice Mélanie Moreau-Picard et l’infirmière Audrey-Ann Gallant se préparent à livrer à une usagère du projet Petapan le nouveau fauteuil roulant qu’elle attend.

  • Une odeur nauséabonde nous pénètre les narines lorsque nous franchissons la porte du logement.

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    Une odeur nauséabonde nous pénètre les narines lorsque nous franchissons la porte du logement.

  • Mélanie Moreau-Picard et Audrey-Ann Gallant en compagnie de l’usagère

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    Mélanie Moreau-Picard et Audrey-Ann Gallant en compagnie de l’usagère

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Les fenêtres sont fermées. On a l’impression d’être dans un four. Le conjoint de Linda, aussi toxicomane, est mort d’une surdose près des fenêtres de l’appartement il y a à peine un mois. Depuis, la quadragénaire – à qui on donnerait 10 ans de plus – n’ose plus s’en approcher ; incapable d’aller vers l’endroit où son amoureux s’est effondré.

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Mélanie Moreau-Picard, éducatrice au projet Petapan

Linda n’a plus de cigarettes. Sa ligne de téléphone est coupée pour cause de comptes impayés. Elle a aussi besoin d’aller à la caisse. « Faut que vous passiez la moppe », ajoute-t-elle, impatiente, vêtue d’une simple petite culotte, un drap sur les jambes.

L’infirmière Audrey-Ann Gallant ne se formalise pas du ton directif et nettoie le plancher collant, lui rappelant au passage son prochain rendez-vous chez le médecin.

De retour dans le VR, l’infirmière et l’éducatrice échangent sur la possibilité d’organiser une cérémonie spirituelle en mémoire du conjoint de Linda, afin de l’aider à faire son deuil… et ainsi réussir à ouvrir ses fenêtres. Sinon, un coup de chaleur la guette.

En début d’après-midi, le VR s’arrête dans un premier parc où les sans-abri autochtones ont l’habitude de se réunir. Ils sont sept, tous déjà ivres.

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Antoine St-Germain, spécialiste en activités cliniques qui travaille au poste de police communautaire dans l’équipe mixte d’intervention de la Sûreté du Québec

Chauffeur « par défaut » du véhicule, Antoine St-Germain offre une tournée de popsicles.

Ce spécialiste en activités cliniques travaille au poste de police communautaire dans l’équipe mixte d’intervention de la Sûreté du Québec (SQ). Lui, c’est un « tannant », nous indique le travailleur social de formation, en désignant un colosse qui porte un t-shirt orange « Every child matters ». « D’habitude, quand il me voit, il m’envoie chier ; il lance des choses. »

Le travail d’Antoine St-Germain ressemble à celui d’un équilibriste. « Je suis là pour les aider, mais je dois parfois témoigner contre eux au tribunal », dit-il. Entre répression et soins, la posture est parfois inconfortable. Son truc, c’est de ne jamais les lâcher. L’intervenant les conduit à la cour, puis à l’hôpital psychiatrique quand il le faut, non sans un arrêt au « McDo » pour un peu de réconfort.

  • Aujourd’hui, le « tannant » – un Anishnabe de Lac-Rapide, en Outaouais – est de bonne humeur et il propose de purifier le VR avec de la sauge.

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    Aujourd’hui, le « tannant » – un Anishnabe de Lac-Rapide, en Outaouais – est de bonne humeur et il propose de purifier le VR avec de la sauge.

  • Antoine St-Germain saisit l’occasion pour tenter d’améliorer son lien avec lui.

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    Antoine St-Germain saisit l’occasion pour tenter d’améliorer son lien avec lui.

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Aujourd’hui, le « tannant » – un homme de la Première Nation Anishnabe de Lac-Rapide, en Outaouais – est de bonne humeur. Il propose de purifier le VR avec de la sauge. L’intervenant saisit l’occasion pour tenter d’améliorer son lien avec lui.

Avant de poursuivre sa route, l’aide sociale Dominique Lacaille invite les sans-abri à la rejoindre dans un autre parc où elle leur coupera gratuitement les cheveux. « Je profite du moment pour faire du dépistage d’ITSS et de la prévention sur les surdoses », nous explique-t-elle.

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Dominique Lacaille invite les sans-abri à la rejoindre dans un autre parc où elle leur coupera gratuitement les cheveux.

« Haircut ! », crient-ils en anglais, de bonne humeur lorsqu’ils débarquent – ils sont maintenant une bonne douzaine – un peu plus tard cet après-midi-là. L’entrain sera de courte durée. Deux policiers de la SQ en patrouille les forcent à vider le 40 onces de Jack Daniel’s qu’ils sont en train de partager.

L’un des sans-abri mime un pistolet avec son pouce et son index en direction d’un des agents. « Fuck you ! », crie-t-il avant de quitter le parc avec une partie de la bande. Le policier le regarde s’éloigner sans répliquer. « Je lui donne une chance », nous dit-il en faisant référence à la menace pour laquelle il aurait pu l’arrêter.

À l’extérieur du VR, dès que la SQ est partie, le groupe revient avec un nouveau 40 onces – de la vodka cette fois – et un vinier.

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Antoine St-Germain

« C’est une journée classique d’été, résume Antoine St-Germain avant d’aller ranger le motorisé jusqu’au lendemain. Il y en a des plus rock and roll. »

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Antoine St-Germain et Audrey-Ann Gallant

* À la demande du CISSS, pour des raisons de confidentialité, nous avons changé le prénom des usagers.