Le gouvernement Harper a glissé de manière spectaculaire sur une pelure de banane linguistique, cette semaine, gracieuseté du député néo-démocrate du Nouveau-Brunswick Yvon Godin.

M. Godin a déposé un projet de loi visant à faire du bilinguisme un critère d'embauche pour 10 hauts fonctionnaires du Parlement, dont le vérificateur général, le directeur général des élections, le commissaire aux langues officielles, entre autres.

L'objectif du projet de loi est d'éviter que le gouvernement Harper nomme un autre haut fonctionnaire du Parlement qui ne parle pas français, comme lorsqu'il a nommé Michael Ferguson au poste de vérificateur général l'automne dernier.

Conscient de l'importance des questions linguistiques au Québec, le ministre d'État aux petites et moyennes entreprises, Maxime Bernier, s'est empressé mercredi de donner son appui au projet de loi du NPD qui sera débattu l'automne prochain: «Nous sommes dans un pays bilingue. Les officiers du Parlement devraient être bilingues dès leur nomination.»

Mais le ministre du Patrimoine, James Moore, pourtant responsable des langues officielles, a déclaré quelques heures plus tard que le projet de loi était inutile et qu'il n'y avait pas de crise linguistique au pays justifiant une telle mesure. Il a toutefois nuancé ses propos 24 heures plus tard et affirmé, conformément aux réponses fournies par le bureau du premier ministre, que le gouvernement n'avait pas encore arrêté sa décision.

La sortie de Maxime Bernier a manifestement forcé la main du gouvernement. Reconnu pour imposer une discipline de fer à ses troupes, Stephen Harper a vu pour la première fois depuis 2006 deux de ses ministres se contredire publiquement sur un dossier chaud.

Les cinq députés et douze sénateurs conservateurs du Québec ont décidé d'appuyer le projet de loi du NPD mercredi. Mais seul Maxime Bernier a osé le dire devant les journalistes. Le ministre de l'Industrie, Christian Paradis, s'est contenté de dire que le bilinguisme est un atout «positif, essentiel», mais qu'il faut laisser «aller le processus [...] de caucus parlementaire».

L'image de Harper

Certains conservateurs estiment que le gouvernement Harper ne peut se permettre de voter contre ce projet de loi après la controverse qui a entouré la nomination du vérificateur général et celle du juge unilingue Michael Moldaver à la Cour suprême du Canada. Si le gouvernement rejette le projet de loi du NPD, la campagne que s'apprêtent à mener les stratèges pour redorer l'image de Stephen Harper au Québec pourrait être un grand coup d'épée dans l'eau.

«Le bilinguisme des institutions fédérales est une question identitaire au Québec. C'est un symbole important. C'est aussi important que la question des arts et de la culture», soutient-on, une allusion aux coupes de 50 millions de dollars qu'a faites le gouvernement dans un programme de soutien aux arts et à la culture, une décision qui a coûté plusieurs sièges au Québec en 2008.

Pourquoi le gouvernement Harper se fait-il tirer l'oreille sur ce projet de loi?

Les James Moore, Tony Clement et John Baird soutiennent que le gouvernement risquerait de se priver des meilleurs candidats et pénaliserait les Canadiens des provinces de l'Ouest, où le français n'est pas couramment parlé. C'est aussi ce que soutenait le Parti réformiste, ancêtre du Parti conservateur, pour justifier son opposition au bilinguisme officiel dans les années 90.

Mais cet argument ne résiste pas à l'épreuve des faits. La juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, est originaire de Pincher Creek, en Alberta. Le gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney, est natif de Forth Smith, dans les Territoires-du-Nord-Ouest. Le chef d'état-major des Forces canadiennes, le général Walt Natynczyk, est né à Winnipeg. Le président de la Chambre des communes, Andrew Sheer, vient de Regina, en Saskatchewan. Le premier ministre Stephen Harper est né à Toronto, mais il a passé une bonne partie de sa vie à Calgary, la circonscription albertaine qu'il représente à la Chambre des communes depuis 2002.

Or, tous sont bilingues.

Depuis qu'il est premier ministre, Stephen Harper a soutenu à plusieurs reprises que le français est la langue fondatrice du Canada. «Le français est la première langue nationale du Canada. L'idée du Canada, c'est une idée francophone», avait-il d'ailleurs affirmé dans une entrevue à LaPresse en mai 2006. C'est pourquoi Stephen Harper commence ses déclarations officielles, au pays comme à l'étranger, en français.

Mais dans un passé pas très lointain, M. Harper a tenu des propos sévères envers le bilinguisme officiel. Dans une brochure publiée en 2002, alors qu'il briguait la direction de l'Alliance canadienne, il avait affirmé: «Le bilinguisme national forcé n'est pas qu'une simple politique au pays. Il a atteint le statut de religion. C'est un dogme que tous doivent accepter sans le remettre en cause.» Puis: «En tant que religion, le bilinguisme est le dieu qui a échoué. Cela n'a pas entraîné une plus grande justice, n'a pas aidé l'unité du pays et a coûté des millions de dollars aux contribuables.»

Dans quelques mois, les Québécois et les francophones sauront quel Stephen Harper - celui de 2002 ou celui de 2006 - se lèvera à la Chambre des communes lorsque le projet de loi du NPD sera soumis au vote.