Dans un blâme à peine voilé au gouvernement, un rapport commandé par Québec soutient que les compressions budgétaires ont empiré le problème des fugues d'adolescentes hébergées dans les centres jeunesse. Les fugues doivent devenir une «priorité provinciale», et les efforts doivent cibler les jeunes filles sous le joug de proxénètes, écrit le vérificateur André Lebon.

Le gouvernement Couillard n'est pas épargné dans le rapport de son vérificateur André Lebon. Il l'avait chargé il y a un mois de se pencher sur les fugues survenues au centre jeunesse de Laval. Québec voulait aussi un éclairage sur le phénomène des jeunes filles qui fuguent pour rejoindre des réseaux de prostitution.

Dans un passage intitulé «À prévenir absolument: la fugue du financement», M. Lebon met en cause les compressions du gouvernement. «Il est futile de penser réduire les fugues ou mieux accompagner les jeunes filles en cause s'il y a, en même temps, fugue/fuite du financement et des compétences», écrit-il. Il donne l'exemple des coupes faites dans le projet Mobilis à Longueuil, un projet qui vise à lutter contre l'exploitation sexuelle des jeunes filles.

Ce projet «si inspirant et efficace a perdu l'appui des enquêteurs de la police suite à des désengagements financiers des partenaires avec pour conséquence qu'on est passé de 100% de poursuites en justice réussies en 3 ans (contre des proxénètes) à 0% depuis le retrait des enquêteurs», affirme M. Lebon. Les centres jeunesse ont également subi des coupes de 20 millions, ce que le vérificateur ne rappelle pas directement.

«Désorganisation» liée à la réforme Barrette

Des projets-pilotes lancés à Montréal ont permis de réduire le nombre de fugues et devraient servir d'inspiration, estime André Lebon. Or, la réforme du ministre Gaétan Barrette sur la réorganisation du réseau de la santé a chamboulé ces projets-pilotes.

«Cette réforme n'est malheureusement pas étrangère à une période de turbulence dans les établissements qui a accompagné la restructuration des postes cadres», écrit-il dans son rapport. Des «joueurs clés» dans la prévention des fugues «se sont retrouvés dans d'autres fonctions ou ont quitté, ou sont submergés dans de nouvelles tâches élargies». «Bien que conjoncturel, ajoute M. Lebon, tout ceci a contribué à une certaine désorganisation des services sur le terrain.»

Le centre jeunesse de laval, pas une «passoire»

Le centre jeunesse de Laval n'est pas une «passoire», conclut le vérificateur. «Les fugues sont en hausse de façon générale» et ce phénomène est «québécois et non lavallois». Il signale que le centre jeunesse de Laval a une «concentration plus élevée de jeunes à risque», mais qu'il n'est pas davantage touché par le phénomène.

Il ajoute que «la majorité des fugues au CISSS de Laval se font lors de sorties (70% chez les filles) et non à partir de l'interne. Verrouiller les portes ne prévient que ces dernières». Le centre jeunesse respecte les «guides de pratique» en ce qui concerne le recours à l'encadrement intensif, qui implique de placer un jeune dans une unité fermée, donc sans aucune possibilité de sortie.

Pas un fléau

La fugue n'est pas un fléau, estime André Lebon. Il présente des statistiques pour appuyer ses dires : 

- La majorité des jeunes (65 à 70%) hébergés en centre ne fuguent pas.

- Parmi ceux qui le font, une majorité (68%) fugue pour moins de 24 heures. Et la majorité des jeunes qui reviennent en moins de 24 heures le font à l'intérieur de 5 heures.

- 60% des jeunes qui fuguent le font une seule fois.

«La fugue fait partie du processus de réadaptation et peut même contribuer à la progression d'un jeune dans sa recherche d'autonomie», ajoute-t-il. Toutefois, «la vraie préoccupation doit se porter sur un petit nombre de jeunes qui se mettent en danger lors de ces fugues».

De plus, 18% des jeunes fuguent trois fois et plus et 17% de jeunes fuguent 72 heures et plus, précise-t-il.

La clientèle s'alourdit

André Lebon constate «une hausse significative de la lourdeur de la clientèle». Il y a «davantage de jeunes avec des incidences de problèmes de santé mentale, de dépendance et de toxicomanie, de jeunes filles sous le joug de proxénètes, de jeunes qui ont des pensées suicidaires, de jeunes qui s'automutilent». «Avec l'alourdissement des clientèles vient l'obligation de faire le point sur les moyens dont les établissements disposent pour composer avec les besoins de ces jeunes», ajoute-t-il. Des mesures doivent cibler «la frange d'environ 25% des jeunes placés qui sont à haut risque».

Entre l'encadrement intensif et la liberté totale

Parmi ces mesures, André Lebon recommande de mettre en place une «transition entre le recours à l'encadrement intensif», qui vise à placer un jeune dans une unité fermée, «et le retour aux unités de vie ouvertes». Ce serait une option quelque part entre le verrouillage des portes et la libre circulation. Selon lui, on doit tenir compte «des facteurs de risques pour les jeunes dont la fugue est soit chronique, soit une façon de se mettre en danger». Rappelons que certaines adolescentes qui avaient fugué du centre jeunesse de Laval auraient rejoint un réseau de prostitution.

«Déjà une priorité», réplique Québec

Les ministres Lucie Charlebois (Services sociaux) et Martin Coiteux (Sécurité publique) n'ont pu être questionnés sur les constats du vérificateur au sujet des compressions du gouvernement. Ils ont fait distribuer le rapport aux médias uniquement au moment où ils commençaient à prendre la parole en conférence de presse.

Mme Charlebois a plaidé que les fugues sont «déjà une priorité» au gouvernement. Un plan d'action «global» sera adopté prochainement, a-t-elle dit. Elle plaide surtout pour une «réorganisation des façons de faire». «Est-ce qu'il y aura des sous davantage [pour les centres jeunesse]? On va prendre le temps de tout revoir le rapport, de voir ce qu'on va mettre dans le plan global avec mes collègues, et on va être en mesure de mieux chiffrer la suite des choses», a affirmé la ministre. Elle a souligné que le gouvernement investit 1 milliard de dollars par année dans les centres jeunesse.

De son côté, Martin Coiteux a rappelé qu'il a annoncé le mois dernier un programme de 3 millions de dollars pour lutter contre l'exploitation sexuelle des jeunes filles.

L'opposition réagit

«Ce rapport est absolument accablant pour l'action, ou l'inaction, ou la régression des actions du gouvernement libéral depuis deux ans. [...] Ce qui ressort poliment de ce rapport-là, c'est que le Parti libéral du Québec a fait perdre deux ans à la lutte contre le proxénétisme.»

- Le député péquiste Jean-François Lisée

«Ce que les parents ont besoin, c'est de ressources et pas de rapports ou d'un rapport qui encense le travail qui a été fait ou qui se fait au centre jeunesse. On est déçus, parce que, dans ce rapport-là, nous voulions qu'il soit plus large, nous voulions que le vérificateur nous parle de la traite de personnes.»

- La députée caquiste Nathalie Roy

«On voit bien qu'il y a une nécessité d'avoir une meilleure cohésion, un meilleur continuum dans l'ensemble des services qu'on offre aux jeunes en centre jeunesse. Mais ce qui est extrêmement déplorable, c'est que [les ministres] disent: oui, oui, on va mettre les ressources, mais on ne mettra surtout pas une cenne de plus. Et ça, c'est problématique.»

- La députée de Québec solidaire Manon Massé