La Presse a interviewé le ministre responsable du projet de Charte des valeurs québécoises, Bernard Drainville, durant le trajet en voiture qui le conduisait de l'Assemblée nationale à l'aéroport.

Q Combien de plaintes y a-t-il eu à cause d'éducatrices de centres de la petite enfance, d'infirmières ou d'autres employés de l'État qui portaient des signes religieux ostentatoires ?

R Ce chiffre-là, à ma connaissance, n'est pas connu. Il y a trop de différentes façons de porter plainte. On peut le faire à son école, à la direction de la commission scolaire, au directeur, au syndicat...

Q Selon vous, y en a-t-il beaucoup ? On parle de dizaines de plaintes ? De milliers ?

R Je ne peux pas donner de chiffre. Ce que je peux dire, c'est que la présence de signes religieux ostentatoires pose un problème, notamment pour les parents. Il y en a qui éprouvent un malaise quand ils confient leur enfant, dans une école ou une garderie, à une personne qui porte un signe religieux ostentatoire. Ils nous en parlent de façon informelle, pour ne pas se retrouver sur la place publique. Et il y en a peut-être aussi d'autres qui ne parlent pas, mais pensent la même chose.

Q Selon vos critiques, si on ne peut chiffrer le nombre de plaintes, cela prouverait qu'il s'agit moins d'un problème réel que d'un problème de perception.

R Faisons la part des choses. Il y a eu beaucoup de cas d'accommodements religieux déraisonnables. Ceux-là sont confirmés par des témoignages et des reportages. Pour la neutralité religieuse, il faut partir de la question de départ : souhaite-t-on un État neutre ? Si oui, alors la neutralité doit aussi, selon nous, s'incarner chez les représentants de l'État. Ça ne peut pas être un concept abstrait. Elle doit se traduire dans les décisions, mais aussi dans l'apparence. On interdit déjà aux fonctionnaires d'afficher des croyances politiques. C'est la même logique pour la religion. Je veux l'inviter à compléter cela.

Q Que symbolise le voile pour vous ?

R C'est un signe religieux ostentatoire.

Q Que signifie le voile pour l'égalité homme-femme ?

R Ce n'est pas à moi de juger des raisons pour lesquelles une personne porte un signe religieux. Je sais qu'il existe un débat. Certains y voient un signe de soumission, d'autres disent que des musulmanes le portent librement. Moi, je veux éviter de généraliser. Il y en a très certainement qui le portent par choix, et aussi d'autres qui se sentent obligées de le faire. Mais ma responsabilité comme ministre, ce n'est pas de juger cela.

Q Faites-vous un lien entre le voile et l'islam politique ?

R Pas nécessairement. Dans certains cas, il peut y avoir un lien. Mais je ne dis certainement pas que ceux qui portent le voile le font par idéologie politique. L'intégrisme politique est un phénomène réel et une préoccupation, mais ce n'est pas la première motivation pour déposer notre proposition. C'est la neutralité religieuse. Et c'est important de dire deux choses : la majorité des musulmans sont des gens modérés, et beaucoup de Québécois d'origine maghrébine sont venus au Québec parce qu'on respecte les droits de la personne, on distingue entre l'État et le religieux, et ils ont fui l'intégrisme. Beaucoup de femmes d'origine maghrébine sont venues ici parce qu'elles cherchaient l'égalité homme-femme et elles l'ont trouvée.

Q Que diriez-vous à une éducatrice de CPE qui quitterait son emploi au lieu d'enlever son voile ?

R La neutralité, on ne la fait pas contre elle. C'est un choix de société qu'on a le droit de faire. Je voudrais la convaincre d'adhérer à l'idée d'un État libre de toute influence ou manifestation du religieux, y compris dans nos services publics. Et je lui dirais aussi que dans les années 60, on a réglé la question des signes religieux, quand des catholiques ont renoncé à leurs signes ostentatoires pour travailler dans les nouvelles écoles publiques.

Q Selon vous, y aura-t-il beaucoup de cas semblables ?

R Personne ne peut évaluer cela. Mais il ne faut pas tenir pour acquis que celles qui portent un signe religieux refuseront de l'enlever. On a déjà des cas documentés de personnes qui portent le voile, mais l'enlèvent en présence des enfants. Si c'est possible pour elles, ça devrait être possible pour d'autres également.

Q Ceux qui refuseraient de se conformer à la Charte seraient-ils punis financièrement ? Passibles d'un congédiement ?

R On va attendre le dépôt du projet de loi. Ce que je peux dire, c'est qu'il existe déjà un processus disciplinaire général dans ces institutions. On va s'inscrire dans ce processus. On mettrait en place une période de conciliation et de discussion avec la personne. On va s'asseoir avec elle, lui expliquer la loi, ses motivations. En France, certains prévoyaient la catastrophe. Ils disaient que les écoles publiques se videraient, mais ce n'est pas ce qui s'est passé. La majorité des personnes qui portaient un signe religieux l'ont enlevé.

Q Vous avez besoin de l'appui de la Coalition avenir Québec pour adopter votre charte. Êtes-vous prêt à atténuer certaines mesures pour les convaincre ? Ou préférez-vous demander une majorité pour l'adopter sans trop la diluer, ce qui est votre approche pour le renforcement de la loi 101 ?

R C'est beaucoup trop tôt pour présumer de quelque arrangement ou mésentente. La balle est dans le camp des citoyens. Nous leur demandons d'appeler leur député pour leur demander de nous appuyer.

Q Vous offrez un droit de retrait aux hôpitaux, cégeps, universités et municipalités. Vous prévenez qu'il ne doit pas être utilisé systématiquement. Pourquoi alors est-il renouvelable et dure-t-il cinq ans ?

R Parce qu'on veut offrir une période de transition. On est conscient que dans certains établissements, cela pourrait durer plus de cinq ans.

Q Avez-vous consulté des représentants de groupes religieux ou des communautés culturelles ?

R J'ai fait plus d'une cinquantaine de rencontres avec des groupes et des individus, comme d'éminents représentants de la communauté juive et musulmane. On est contact avec des membres de la communauté sikhe, qu'on va rencontrer bientôt.

Q Êtes-vous prêt à recourir la clause dérogatoire si jamais votre projet de charte était adopté puis contesté en Cour suprême ?

R Il n'est pas question d'aller là, puisqu'on pense que notre projet est constitutionnel.

Q Si nécessaire, le feriez-vous ?

R C'est une question hypothétique.

Q Une question personnelle, si vous permettez... Êtes-vous croyant ?

R Les réflexions que m'inspire la possible présence d'une force supérieure ne regardent que moi. Je ne pense pas que mes opinions personnelles dans cette question doivent s'immiscer dans le débat. Ce n'est pas pertinent.