Le gouvernement de Justin Trudeau s'enfonce un peu plus dans la crise profonde qui le secoue depuis maintenant quatre semaines alors que la présidente du Conseil du Trésor, Jane Philpott - une ministre importante des rangs libéraux et proche de Jody Wilson-Raybould -, a claqué à son tour la porte du cabinet dans la foulée de l'affaire SNC-Lavalin.

C'est une autre tuile qui s'abat sur le premier ministre Justin Trudeau qui tente, tant bien que mal, de se sortir de cette tempête politique qui amène pratiquement chaque jour un rebondissement.

«J'ai considéré les évènements qui secouent mon gouvernement depuis les dernières semaines et après de sérieuses réflexions, j'en suis venue à la conclusion que je devais démissionner de mes fonctions au sein du cabinet», a écrit Mme Philpott dans une lettre adressée au premier ministre et publiée sur son compte Twitter.

Accompagné de sympathisants et de plusieurs députés et ministres, dont Bill Morneau, Catherine McKenna et Chrystia Freeland, M. Trudeau a voulu donner l'image d'un premier ministre gonflé à bloc et en pleine possession de ses moyens lors d'un rassemblement de militants à Toronto, quelques heures après la démission de Mme Philpott.

«Avant de parler du travail incroyable de l'équipe libérale en matière de changements climatiques, je veux dire quelques mots sur ce qui s'est passé cet après-midi, c'est-à-dire sur la démission de Jane Philpott», a-t-il affirmé au début d'allocution.

«Je sais que Mme Philpott se sentait comme ça depuis quelque temps. Alors que je suis déçu de sa décision, je la comprends et je voudrais la remercier pour son service.»

«Dans une démocratie comme la nôtre et dans un environnement où nous mettons en valeur la diversité forte, nous nous permettons d'avoir des désaccords et des débats, nous les encourageons même», a poursuivi M. Trudeau. «Cet enjeu», a-t-il souligné sans le nommer, «a provoqué d'importantes discussions à propos du fonctionnement de nos institutions démocratiques. Des préoccupations de cette nature doivent être considérées sérieusement, et je peux vous assurer que je le fais.»

M. Trudeau a une fois de plus réitéré sa confiance envers le comité de la justice de la Chambre des communes qui doit entendre l'ex-conseiller principal du premier ministre, Gerald Butts, dès demain. «Des questions restent à répondre, et d'autres étapes sont à franchir au cours des prochains jours et prochaines semaines», a-t-il précisé.

Rappelant à ses militants de garder en tête «l'image plus large» du travail accompli et de celui à réaliser par son gouvernement, M. Trudeau a bien voulu recentrer ses propos sur son plan en matière de lutte contre les changements climatiques, mais il a été chahuté par des manifestants, notamment contre l'achat du pipeline Trans Mountain.

Perte de confiance

La démission de Jane Philpott survient moins d'une semaine après le témoignage-choc de l'ancienne ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, qui a affirmé avoir subi quatre mois de pressions «constantes» et «indues» par 11 personnes - de Justin Trudeau au ministre des Finances, Bill Morneau, en passant par le greffier du Conseil privé, Michael Wernick, et les proches collaborateurs du premier ministre, dont M. Butts - pour qu'elle intervienne en faveur de la négociation d'un accord de réparation avec SNC-Lavalin pour lui éviter un procès criminel.

Dans sa lettre de démission, Mme Philpott souligne par ailleurs «la preuve d'efforts» de politiciens et hauts collaborateurs pour forcer Mme Wilson-Raybould à infirmer la décision de la directrice des poursuites pénales, Kathleen Roussel, d'écarter la possibilité d'une entente spéciale avec la firme d'ingénierie québécoise.

«Les principes en jeu sont ceux de l'indépendance et l'intégrité de notre système de justice. Il est fondamental que les règles du droit ne soient pas soumises à des pressions politiques ou à de l'ingérence», poursuit-elle, affirmant que les circonstances actuelles l'empêchent de «servir au sein du cabinet».

«Malheureusement, je n'ai plus confiance dans la façon dont le gouvernement traite cette affaire et réagit aux enjeux soulevés.»

C'est la ministre des Services publics et de l'Approvisionnement, Carla Qualtrough, qui assumera dans l'intérim la présidence du Conseil du Trésor.

Proche de Wilson-Raybould

Jane Philpott, qui a été mutée au Conseil du Trésor lors du remaniement ministériel du 14 janvier dernier après le départ de Scott Brison, occupait auparavant les fonctions de ministre des Services aux Autochtones. Elle a travaillé de pair avec Mme Wilson-Raybould sur la question de la réconciliation avec les Premières Nations. Les deux élues libérales étaient reconnues pour être très proches.

Depuis l'éclatement de la controverse le 7 février dernier, plusieurs étaient d'avis que Mme Philpott était d'ailleurs l'une des dernières alliées de Mme Wilson-Raybould au sein du caucus. À ce sujet, Mme Philpott, tout comme Mme Wilson-Raybould, demeure pour l'heure membre du gouvernement libéral.

Libéraux ébranlés

«On dirait que quelqu'un joue aux échecs avec nous», a confié une source libérale sous le couvert de l'anonymat. «Tout le monde est surpris, c'est un choc. On ne cachera pas que c'est une journée difficile. Mme Philpott était une ministre senior très appréciée, qui avait la confiance de tout le cabinet», a ajouté cette même source.

Sur Twitter, des ministres du gouvernement libéral ont voulu réaffirmer leur appui au premier ministre. C'est le cas, entre autres, de la nouvelle ministre de l'Agriculture et de l'Agroalimentaire, Marie-Claude Bibeau, qui a écrit qu'elle réitérait «toute sa confiance» envers Justin Trudeau et son gouvernement.

Le député Wayne Long (Nouveau-Brunswick), qui avait un peu plus tôt voté en faveur de la motion du Nouveau Parti démocratique (NPD) réclamant la tenue d'une enquête publique sur l'affaire, a encore fait valoir son malaise, demandant à nouveau que son gouvernement agisse de la façon la plus transparente possible afin de faire la lumière sur cette controverse.

La députée Celina Caesar-Chavannes (Ontario), qui a annoncé dimanche qu'elle ne sollicitait pas un nouveau mandat en 2019, s'est rangée derrière Jody Wilson-Raybould et Jane Philpott, saluant leurs voix fortes au sein du cabinet. «Lorsque vous [nommez] des femmes, ne vous attendez pas au statu quo. Attendez-vous à ce que nous prenions les bonnes décisions, défendions ce qui est juste et quittions lorsque ces valeurs sont compromises», a-t-elle écrit sur Twitter.

Munitions pour l'opposition

La décision-surprise de Jane Philpott est une raison de plus pour réclamer la démission du premier ministre, estime le chef du Parti conservateur, Andrew Scheer. «J'ai dit la semaine dernière que M. Trudeau n'avait plus l'autorité morale de gouverner ce pays», a-t-il indiqué en point de presse. «Clairement, Mme Philpott en est venue aux mêmes conclusions», a-t-il ajouté.

Le chef de l'opposition officielle a par ailleurs invité les membres du cabinet de Justin Trudeau à réfléchir, comme l'a fait Mme Philpott, à leur avenir au sein des rangs libéraux. «Est-ce que c'est pour ça que vous êtes entrés en politique? Soutenir un premier ministre qui va contourner la loi pour gagner des élections et faire profiter ses amis? Si la réponse est non, levez-vous et faites-vous entendre. Comme Jane Philpott l'a fait [lundi]», a lancé M. Scheer.

Pour le chef néo-démocrate, Jagmeet Singh, la démission de Mme Philpott confirme l'urgence de tenir une enquête publique sur l'affaire. «Les Canadiens et Canadiennes ont besoin d'un gouvernement qui est de leur bord. Justin Trudeau doit accepter la tenue d'une enquête publique indépendante maintenant», a-t-il indiqué dans une déclaration.

Accusée de fraude et de corruption pour avoir versé plus de 47 millions en pots-de-vin pour l'obtention de contrats publics en Libye, la firme SNC-Lavalin tente de négocier avec Ottawa un accord de réparation pour éviter la tenue d'un procès criminel. Un verdict de culpabilité priverait l'entreprise de contrats fédéraux pendant 10 ans.