L'ancienne ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, a-t-elle subi des pressions indues pour intervenir à la faveur de la négociation d'un accord de réparation avec SNC-Lavalin ? Voilà la question qui est sur toutes les lèvres depuis maintenant trois semaines. C'est aujourd'hui que la principale intéressée y répondra.

L'affaire SNC-Lavalin pourra enfin être en partie élucidée alors que Jody Wilson-Raybould, qui a claqué la porte du cabinet le 12 février, sortira de son mutisme en livrant, pour la première fois depuis l'éclatement de la controverse, sa version des faits. Elle sera entendue cet après-midi à 15 h 15 devant le comité permanent de la justice.

Mais, même si toute la classe politique est impatiente d'entendre ce qu'elle a à dire, Mme Wilson-Raybould a soulevé hier d'importantes réserves à propos des limites qu'elle ne pourra franchir. Saluant la décision de Justin Trudeau de la libérer de son secret professionnel, elle prétend néanmoins que ce « ne sera pas suffisant ».

« C'est un pas dans la bonne direction », a-t-elle écrit dans une lettre adressée au président du comité de la justice, Anthony Housefather. Mais elle souligne que le décret ne s'applique qu'à son mandat d'ancienne procureure générale du Canada. Mme Wilson-Raybould a été démise de ses fonctions de ministre de la Justice le 14 janvier dernier.

« Alors, [le décret] ne me permet pas de divulguer le contenu des communications pendant mon mandat de ministre des Anciens Combattants, ni des communications relatives à ma démission de ce poste ou [de] mon mémoire au cabinet suivant ma démission », ajoute-t-elle, précisant qu'elle souligne ces informations pour que le comité en « soit conscient ».

« Je le souligne uniquement pour que le comité soit conscient que le décret ne me libère pas des restrictions qui m'empêchent de parler librement des évènements qui se sont produits après mon départ du poste de procureure générale. »

- Extrait de la lettre de Jody Wilson-Raybould adressée au président du comité de la justice, Anthony Housefather

Le suspense persiste

Ces nouvelles informations viennent ajouter au suspense qui entoure le témoignage de Jody Wilson-Raybould, fortement attendu pour éclaircir les allégations d'ingérence politique révélées par The Globe and Mail, le 7 février. Selon nos informations, même ses collègues libéraux n'avaient pas été mis au parfum, hier, de l'essence du propos qu'elle tiendra.

Mme Wilson-Raybould a, dès lundi dernier, demandé au comité de la justice la permission de tenir une allocution d'ouverture de 30 minutes, ce qui lui a été accordé, pour qu'elle puisse offrir « son meilleur souvenir » de ses communications avec Justin Trudeau ou des membres de son entourage au sujet de SNC-Lavalin.

Dans la même lettre adressée à M. Housefather et que La Presse a obtenue, elle l'informe également que ce temps ne sera « certainement pas suffisant pour brosser un tableau absolument complet des évènements », mais que cela lui permettra « à tout le moins de présenter un résumé raisonnablement détaillé ».

Lundi, Justin Trudeau a autorisé, par décret, son ancienne procureure générale à divulguer « tout renseignement confidentiel » émanant du cabinet en plus de la libérer du privilège « avocat-client » et de « tout autre devoir de confidentialité » pour qu'elle puisse s'exprimer spécifiquement sur le cas de la firme québécoise.

La seule contrainte qui lui est imposée est de ne rien révéler des échanges directs entre elle et la directrice des poursuites pénales (DPP), Kathleen Roussel, afin de « préserver l'intégrité de toute procédure civile ou pénale » en cours devant la justice.

L'opposition maintient la pression

Même s'ils réclamaient depuis des jours qu'on libère Mme Wilson-Raybould de son secret professionnel, la décision de M. Trudeau est loin d'avoir calmé les ardeurs des partis de l'opposition. Hier, le NPD réclamait que l'on convoque aussi devant le comité de la justice l'ex-conseiller principal de M. Trudeau, Gérald Butts, et sa chef de cabinet, Katie Telford.

L'opposition officielle a, quant à elle, ouvert un nouveau front en mitraillant de questions la leader du gouvernement à la Chambre des communes, Bardish Chagger - Justin Trudeau était absent - pour savoir si des membres des rangs libéraux auraient offert la garantie à SNC-Lavalin que la firme obtiendrait un accord de réparation malgré la décision de la DPP.

« Le 4 septembre, la directrice des poursuites pénales a déclaré à SNC-Lavalin qu'aucun accord ne serait conclu. [L'entreprise] ne l'a pas signalé avant le 10 octobre », a insisté la chef adjointe conservatrice, Lisa Raitt.

« Qui au bureau du premier ministre leur a donné l'assurance entre le 4 septembre et le 10 octobre que ce ne serait pas un problème ? »

- Lisa Raitt, chef adjointe du Parti conservateur

Les questions d'élus conservateurs n'étaient pas étrangères au dépôt, lundi, d'une demande d'action collective devant la Cour supérieure de l'Ontario pour dédommager des actionnaires ayant acheté des actions de la société québécoise entre le 4 septembre et le 10 octobre dernier. Le cabinet Strosberg Sasso Sutts réclame des dommages de 75 millions.

La semaine dernière, La Presse et The Globe and Mail ont révélé que la DPP avait fait le choix d'écarter l'option de négocier un accord de réparation avec SNC-Lavalin dès le 4 septembre. Dans les jours suivants, des représentants de la firme se sont livrés à une intense campagne de lobbying. La décision a finalement été communiquée le 10 octobre.

Le député bloquiste Rhéal Fortin a, pour sa part, voulu ramener le gouvernement « sur le véritable enjeu » de cette épineuse affaire rappelant que « sans accord de réparation, [le Québec] va perdre un siège social et des milliers d'emplois ». « Qu'attend le ministre de la Justice pour conclure un accord de réparation avec SNC-Lavalin ? », a demandé M. Fortin.

Puisque la firme conteste la décision de la DPP devant les tribunaux, le ministre David Lametti a jugé « qu'il était inapproprié » de commenter l'affaire. Son collègue de l'Infrastructure et des Collectivités, François-Philippe Champagne, était cependant heureux de saisir la balle au bond pour réaffirmer que son gouvernement « allait se battre pour les travailleurs ».

« On peut tout à fait défendre les travailleurs, les fournisseurs et les retraités d'une compagnie comme SNC-Lavalin et respecter toutes les règles d'éthique et toutes les règles légales qui entourent ces discussions », a répondu M. Champagne.