D'ici quelques jours, une vague d'expulsions sans précédent touchera quelque 120 diplomates russes en poste dans 25 pays occidentaux dans la foulée de l'affaire Skripal, cet ex-espion russe victime, avec sa fille, d'une récente tentative d'empoisonnement attribuée au régime de Vladimir Poutine. À Montréal, trois membres du consulat de Russie quitteront le pays à la suite de l'ordre d'Ottawa. Doit-on s'inquiéter?

Au Canada, Ottawa a ordonné le départ de quatre diplomates russes et a aussi rejeté trois demandes d'ajout de personnel diplomatique en «solidarité avec le Royaume-Uni», où a été perpétré «l'attentat à l'agent neurologique» contre l'ex-espion russe et sa fille. Les experts consultés par La Presse s'entendent pour affirmer que les Russes répliqueront, mais la nature de la riposte est difficile à prévoir.

«À l'exception de l'expulsion de diplomates pour une question de réciprocité, il pourrait y avoir d'autres actions qui feraient plus mal», explique l'ex-ambassadeur du Canada en Ukraine G. Daniel Caron. La Russie pourrait être tentée, entre autres, de durcir le ton en matière d'échanges commerciaux. «C'est un couteau à double tranchant, prévient-il. La Russie et l'Union européenne sont interdépendantes.» Dix-sept pays parmi ceux qui ont choisi d'appuyer le Royaume-Uni font partie de l'Union européenne.

Le danger de créer «une spirale»

«C'est assez rare d'avoir une action aussi coordonnée, impliquant autant de pays qui expulsent en même temps autant de diplomates russes. C'est bien sûr qu'on va entrer dans un cycle de représailles, parce que les Russes vont vouloir réagir, a indiqué l'ex-ambassadeur du Canada en Chine Guy St-Jacques. Ce n'est pas un retour à la guerre froide, mais c'est préoccupant. Il faut espérer que ça va arrêter [après la réponse des Russes] parce que sinon, ça va devenir une spirale et on ne sait pas où ça va s'arrêter.»

Selon lui, cette «action coordonnée et concertée» des pays de l'Occident démontre «leur grande insatisfaction» par rapport aux positions de la Russie. La ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland a affirmé lundi que «cet épisode fait partie des nombreux comportements inacceptables» du gouvernement russe, dont «sa complicité avec le régime Assad, son annexion de la Crimée et son ingérence dans les élections».

Chrystia Freeland fait partie des Canadiens inscrits en mars  2014 sur la liste noire du Kremlin en guise de représailles aux sanctions que le Canada a imposées après l'annexion de la Crimée par la Russie.

Des espions au Canada?

En annonçant les mesures prises contre les membres du personnel russe, la ministre Freeland a affirmé que son gouvernement avait «établi que ces quatre [diplomates] sont des agents du renseignement ou des personnes qui ont utilisé leur statut diplomatique pour compromettre la sécurité du Canada ou s'immiscer dans sa démocratie». C'est une affirmation qui ne surprend pas l'ex-agent du contre-espionnage russe du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) Michel Juneau-Katsuya.

«De manière générale, dans toutes les missions commerciales ou diplomatiques russes à travers le monde, il y a entre 60 et 80% qui sont des agents de renseignement clandestins sous une couverture autre. L'espionnage, pour le gouvernement russe, ça fait partie intrinsèquement de ses politiques extérieures», soutient l'expert en sécurité.

M. Juneau-Katsuya rappelle que le Canada est un «acteur stratégique» par sa position géographique, qui fait de lui le voisin des États-Unis et qui offre une porte ouverte vers le nord. L'innovation technologique, les stratégies militaires ou le NORAD peuvent être des sujets d'intérêt pour les Russes. «Le Canada est aussi de toutes les grandes assemblées mondiales. C'est un terreau super intéressant pour l'espionnage.»

Risque de cul-de-sac

La chercheuse du Centre d'études et de recherches sur la sécurité internationale de l'Université de Montréal (CEPSI) Ekaterina Piskunova craint que «cette pression exercée sur la Russie» renforce le pouvoir du président russe Vladimir Poutine. «C'est une logique qui ne mène nulle part parce que dans la perception des Russes, ce n'est pas Poutine qui fait des erreurs, c'est l'Occident», explique-t-elle.

«Il ne sera pas le premier ni le dernier leader politique à utiliser une menace externe pour accroître la mobilisation à l'interne. Si le but de l'Occident est d'affaiblir le pouvoir de Poutine, ce qu'on voit, c'est que ça aura l'effet inverse», ajoute Mme Piskunova, qui craint une «escalade des mesures» entre des «puissances mondiales» fortement armées.

«Pour mettre fin à cette logique, il faut que quelqu'un y mette fin», dit-elle. Selon elle, le Royaume-Uni, par exemple, devrait fournir les preuves «tangibles» de l'implication russe dans l'empoisonnement de Sergueï Skripal pour contrecarrer le discours de M. Poutine.

Des agents sous la loupe du SCRS

Selon des informations obtenues par La Presse, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a eu à l'oeil les quatre diplomates russes qui seront expulsés du Canada au cours des prochains jours. Trois de ces quatre diplomates travaillent au consulat de Russie à Montréal. Le gouvernement Trudeau refuse toutefois de donner plus de détails sur les activités que l'on reproche à ces diplomates qui auraient nécessité une enquête du SCRS.

«Bien que nous ne puissions faire de commentaires sur les menaces précises ou les opérations liées à la sécurité nationale, nous pouvons affirmer que le gouvernement du Canada surveille toutes les menaces possibles et que des mesures robustes pour les contrer sont en place», a indiqué hier Scott Bardsley, porte-parole du ministre de la Sécurité publique Ralph Goodale.

«Les organismes canadiens de sécurité et d'application de la loi collaborent étroitement avec nos alliés et nos principaux partenaires. Lorsqu'ils reçoivent un avertissement crédible concernant une menace précise, ils collaborent avec les partenaires appropriés afin de répondre à la menace», a-t-il ajouté dans un courriel à La Presse.

Aucun ministre du gouvernement Trudeau n'a voulu donner plus de détails sur les faits reprochés aux ressortissants russes au motif que cela pourrait porter atteinte à la sécurité nationale. Il a été impossible de joindre hier un représentant du consulat de Russie à Montréal. 

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La présence diplomatique russe au Canada

L'ambassade de la Fédération de Russie au Canada emploie quelque 70 diplomates russes. L'organisation a fortement déploré la décision du gouvernement canadien d'exclure du pays quatre diplomates. Alexander Darchiev occupe le poste d'ambassadeur de Russie au Canada. Une quinzaine de diplomates travaillent aussi au consulat de Russie à Montréal. Yury Bedzhanyan occupe les fonctions de consul général. La Russie assure aussi une présence dans la métropole à l'Organisation de l'aviation civile internationale.

- Avec la collaboration de Joël-Denis Bellavance, La Presse