La ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, ne craint pas qu'Ottawa vive son moment Bouchard-Taylor en ouvrant la «difficile» conversation sur l'islamophobie avec une motion que les libéraux appuient «sans réserve».

Entourée d'une soixantaine de membres du caucus libéral, elle a annoncé mercredi en point de presse que le gouvernement appuyait «sans réserve» la motion M-103 qui chargerait un comité parlementaire d'étudier le «racisme et (la) discrimination religieuse systémiques».

La ministre Joly n'a pas voulu dire explicitement si elle craignait que l'exercice n'entraîne des dérapages comme ceux qui ont émaillé les audiences de la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables ou encore le débat sur la charte des valeurs.

Elle a préféré vanter le «courage» du gouvernement, qui est prêt à lancer des discussions «difficiles». La motion, a-t-elle insisté, est «importante», car «on est dans une société qui respecte l'inclusion, la diversité, et qui est fondée sur des valeurs de multiculturalisme».

L'élue n'a pas voulu s'étendre sur le fait que le gouvernement dénonce l'islamophobie avec M-103 alors qu'à Washington, Justin Trudeau a refusé de critiquer le décret de Donald Trump sur l'interdiction d'entrée aux États-Unis des ressortissants de sept pays à majorité musulmane.

«Nous, on parle de ce qui se passe au pays et (...) notre premier ministre, à plusieurs reprises, l'a mentionné, nous sommes une société inclusive (...) qui ouvre ses portes aux personnes qui veulent venir chercher refuge ici», a offert Mme Joly.

La députée d'Ahuntsic-Cartierville a condamné «l'instrumentalisation» de la motion, qui ne vise pas à «avoir une politique de division et de peur» comme certains l'ont avancé, mais bien à permettre aux «communautés qui sont marginalisées» de se sentir «en sécurité».

La motion déposée par la députée libérale d'arrière-ban Iqra Khalid en même temps qu'une pétition signée par 70 000 personnes réclamant des élus de la Chambre qu'ils condamnent «toutes les formes d'islamophobie», se heurte à l'opposition de plusieurs conservateurs.

Les députés qui briguent la direction du parti sont majoritairement contre la motion, pour des raisons qui varient d'une personne à l'autre. Devant les micros des journalistes ou par voie de communiqué, mercredi, certains ont fait part de leurs réserves.

Andrew Scheer ne la trouve pas assez «inclusive» à l'égard des autres religions et accuse les libéraux de verser dans la politique identitaire pour «diviser notre société». Maxime Bernier craint pour la liberté d'expression.

Leur controversée collègue Kellie Leitch, elle, s'est tournée vers Twitter pour manifester son opposition à M-103. Elle l'a fait en publiant la photo d'une femme avec, en image d'arrière-plan, ce qui semble être une photo prise le jour de la fusillade au parlement d'Ottawa.

La tactique de la mère du filtre des valeurs anticanadiennes a été vigoureusement dénoncée par le député néo-démocrate Matthew Dubé. «C'est complètement inapproprié et dégueulasse qu'on utilise une image comme ça à des fins politiques», s'est-il insurgé.

Plus tôt, son chef Thomas Mulcair suggérait que la motion rallierait un bon nombre d'élus du Nouveau Parti démocratique. «Ce que j'entends en écoutant mes collègues, c'est (...) qu'il est grandement temps qu'on prenne une position ferme contre l'islamophobie», a-t-il dit.

«Au Québec on a eu le saccage d'un centre communautaire musulman à Sept-Îles et on a eu la tuerie affreuse dans une mosquée à Québec. C'est (avec cette) toile de fond qu'on est en train d'avoir ce débat-là», a expliqué le leader de la formation politique.

Au Bloc québécois, le chef intérimaire Rhéal Fortin estime que le texte va trop loin et voit ainsi difficilement comment il pourrait appuyer la motion M-103 si aucun amendement n'y est apporté - une possibilité qu'a écartée mercredi la députée Khalid.

«Dans la motion, telle qu'elle est libellée, il y a des choses auxquelles on ne peut pas adhérer, entre autres l'idée qu'il se serait installé un climat de peur et de haine, on n'est pas d'accord avec ça», a expliqué le leader bloquiste.

Le débat sur la motion s'amorce mercredi en début de soirée en Chambre. Une deuxième heure devrait suivre avant la tenue du vote.

Comme il s'agit d'une motion d'initiative parlementaire, le vote n'aura pas lieu avant quelques semaines, voire quelques mois. D'ici là, aux conservateurs qui envisagent voter contre, un député libéral de confession musulmane, Omar Alghabra, recommande de bien réfléchir.

«Je veux prévenir mes collègues, en particulier ceux qui sont candidats au leadership, de s'assurer de ne pas donner l'impression qu'ils votent en faveur de l'islamophobie», a-t-il laissé tomber en mêlée de presse.

«Alors j'espère qu'ils réévalueront leur position. Il est temps pour notre pays de s'unir, surtout pour que les autres pays constatent que notre Parlement s'élève contre ce type de discrimination», a ajouté M. Alghabra.

La ministre Joly s'est dite convaincue qu'elle obtiendra l'appui de la vaste majorité du caucus libéral au moment du vote.

Croisé dans les couloirs du parlement, le whip du gouvernement, Pablo Rodriguez, a plus tard soutenu que les élus pourraient voter selon leur conscience, à l'exception des membres du cabinet.

La motion M-103

Que, de l'avis de la Chambre, le gouvernement devrait :

1. reconnaître qu'il faille endiguer le climat de haine et de peur qui s'installe dans la population ;

2. condamner l'islamophobie et toutes les formes de racisme et de discrimination religieuse systémiques et prendre acte de la pétition e-411 à la Chambre des communes, ainsi que des problèmes qu'elle a soulevés ;

3. demander que le Comité permanent du patrimoine canadien entreprenne une étude sur la façon dont le gouvernement pourrait (i) établir une approche pangouvernementale pour la réduction ou l'élimination du racisme et de la discrimination religieuse systémiques, dont l'islamophobie, au Canada, tout en assurant l'adoption de politiques fondées sur les faits, qui soient d'application globale et axées sur la communauté, (ii) recueillir des données pour contextualiser les rapports sur les crimes haineux et pour évaluer les besoins des communautés touchées ; le Comité devrait présenter ses conclusions et ses recommandations à la Chambre dans les 240 jours civils suivant l'adoption de la présente motion, pourvu que, dans son rapport, le Comité devrait formuler des recommandations que pourra appliquer le gouvernement afin de mettre davantage en valeur les droits et libertés garantis dans les lois constitutionnelles, y compris la Charte canadienne des droits et libertés.