ANALYSE - En décrétant que le gouvernement fédéral ne peut réformer le Sénat sans l'accord des provinces, la Cour suprême du Canada a infligé l'énième rebuffade de suite au premier ministre Stephen Harper.

Car avant de rejeter la réforme de la Chambre haute proposée par le gouvernement conservateur, le plus haut tribunal du pays a aussi annulé la nomination du juge de la Cour d'appel fédérale Marc Nadon à la Cour suprême, a déclaré inconstitutionnelle l'abolition rétroactive de la libération conditionnelle pour certains prévenus et a réaffirmé le pouvoir discrétionnaire des juges dans l'imposition des sentences, entre autres décisions.

En apprenant que sa réforme du Sénat était déclarée inconstitutionnelle vendredi matin, Stephen Harper aurait pu évoquer la mémoire de l'ancien premier ministre du Québec Maurice Duplessis, qui se plaisait à dire que «la Cour suprême du Canada est comme la tour de Pise, elle penche dangereusement toujours du même bord».

Cette décision constitue un camouflet important pour Stephen Harper, qui milite pour des changements à la Chambre haute depuis l'époque où il était simple militant du Parti réformiste, bien avant qu'il fasse son entrée à la Chambre des communes comme député de cette formation politique dans les années 90. 

Le premier ministre est maintenant contraint de ranger ses ambitions de moderniser cette institution tombée en disgrâce dans la foulée du scandale des dépenses mettant en cause les sénateurs Mike Duffy, Pamela Wallin et Patrick Brazeau - nommés par M. Harper lui-même -, à moins de rouvrir la filière constitutionnelle. 

À moins de 18 mois des prochaines élections, cette option est manifestement indigeste pour les stratèges conservateurs.

Statu quo forcé

En commentant la décision, vendredi, le premier ministre n'a pu s'empêcher de décocher une flèche en l'endroit de la Cour suprême en affirmant que c'est le plus haut tribunal du pays qui le force à enfourcher aujourd'hui le cheval du statu quo. 

En fait, la Cour suprême n'a pas statué que le Sénat ne pouvait être modifié. Elle a simplement précisé qu'Ottawa a l'obligation constitutionnelle de consulter les provinces et d'obtenir l'aval d'au moins 7 d'entre elles qui représenteraient plus de 50 % de la population avant d'agir.

Pour trancher la question, le ministre d'État à la Petite Entreprise et au Tourisme, Maxime Bernier, exhorte son gouvernement à faire appel au peuple en tenant un référendum pancanadien sur l'abolition du Sénat le plus rapidement possible.

M. Harper rejette cette idée, même si quelques députés conservateurs (l'Albertain Deepak Obhrai et l'Ontarien Dean Del Mastro, entre autres) et deux provinces, le Manitoba et la Saskatchewan, l'appuient.

Dans les officines du gouvernement, on soutient qu'un référendum n'est pas une option parce que tout projet de loi proposant la tenue d'une telle consultation risquerait d'être bloqué... au Sénat.

Alors que le NPD prône l'abolition de la Chambre haute depuis des décennies et que le chef du Parti libéral, Justin Trudeau, a instauré une réforme modeste en évinçant les sénateurs libéraux de son caucus parlementaire en janvier et en promettant de nommer des sénateurs indépendants s'il prenait le pouvoir, M. Harper devient de facto le seul à se satisfaire du statu quo au Sénat.

Des enquêtes en cours

Mais les enquêtes en cours sur les fraudes au Sénat - celle de la GRC et celle du bureau vérificateur général - pourraient lui forcer la main. Des accusations pourraient être déposées sous peu contre Mike Duffy et Pamela Wallin. 

Patrick Brazeau, pour sa part, a déjà été accusé de fraude et d'abus de confiance par la GRC en février et son procès devrait s'amorcer au cours des prochaines semaines.

Pour sa part, le vérificateur général Michael Ferguson doit déposer son rapport sur les dépenses de l'ensemble des sénateurs au printemps 2015, soit quelque mois avant le prochain scrutin. Si M. Ferguson débusque de nouveaux cas de fraude, il pourrait donner de nouvelles munitions à ceux qui veulent mettre la clef sous la porte du Sénat.

En campagne électorale, M. Harper court donc le risque d'être attaqué par ses adversaires comme étant l'homme du statu quo sur la question du Sénat. 

Pour éviter ce piège, sera-t-il tenté de faire un geste d'éclat semblable à celui de Justin Trudeau en expulsant les sénateurs conservateurs de son caucus? Osera-t-il réclamer un mandat de la part des électeurs pour abolir le Sénat durant la campagne électorale? Ou encore demandera-t-il aux provinces de lui fournir dorénavant une liste de candidats qui pourraient être nommés au Sénat pour en faire une véritable Chambre des régions?

Quelle que soit l'option qu'il choisira, Stephen Harper n'a plus beaucoup de cartes dans sa manche à la suite de cette décision de la Cour suprême.