Quoi qu'en dise le gouvernement fédéral, des avions chargés de transporter pour le compte de la CIA de présumés terroristes se sont bel et bien posés au Canada dans les années suivant les attentats du 11 septembre 2001.

C'est du moins la conclusion tranchée d'une organisation non gouvernementale anglaise, Reprieve, qui tente depuis plusieurs années de reconstituer les opérations illégales de transfert chapeautées par les services de renseignement américains au nom de la «guerre au terrorisme».

L'un des enquêteurs chargés du dossier, Crofton Black, a fourni hier à La Presse les plans de vol de trois appareils qui ont fait escale à l'aéroport de Gander, à Terre-Neuve, lors de missions de transport bien identifiées. Le nom des détenus concernés et des sociétés responsables, le coût des contrats correspondants et les escales ont été déterminés.

«Il est clair à 100% que ces appareils étaient affrétés par la CIA», a déclaré hier M. Black au cours d'une entrevue téléphonique.

Un premier appareil, portant le numéro d'identification N982RK, a fait escale à Gander en juin 2004 lors d'une mission destinée à transporter un prisonnier d'origine algérienne qui était détenu dans une prison secrète en Afghanistan.

Un autre avion, portant le numéro d'identification N63MU, a atterri à Terre-Neuve en août de la même année lors d'une opération de transfert de trois prisonniers libyens vers Tripoli.

Un troisième appareil, portant le numéro d'identification N787WH, s'est posé à Gander en février 2005 lors d'une mission comportant une dizaine d'escales. Reprieve estime que le but était de transférer des détenus vers une prison secrète américaine située en Lituanie.

M. Black estime que les appareils ne contenaient plus de prisonniers lors de leurs escales au Canada, mais ils étaient clairement en mission pour les services de renseignement américains, dit-il.

L'ONG anglaise a pu identifier les vols en question en tirant notamment profit de documents contractuels déposés devant la justice américaine par un des opérateurs des appareils, Richmor Aviation, lors d'un différend commercial.

Ces données ont été recoupées notamment avec les informations obtenues d'organisations de régulation de la navigation aérienne comme Eurocontrol, ainsi que les témoignages d'anciens prisonniers. Ce travail de longue haleine n'a permis que récemment d'identifier l'objectif des vols précités touchant le Canada et les firmes responsables.

Un «point de passage logistique»

Selon M. Black, il ne fait pas de doute à la lumière des renseignements colligés au sujet du programme américain que le Canada était un «point de passage logistique important».

L'analyse de Reprieve contredit les conclusions du gouvernement canadien, qui avait lancé une enquête en 2006 au sujet des vols de la CIA. Les médias avaient identifié plusieurs vols suspects à cette époque alors que les révélations au sujet du programme se multipliaient aux États-Unis et en Europe.

L'Agence des services frontaliers du Canada et Nav Canada ont conclu qu'il n'y avait «aucune trace d'activité illégale» en constatant que les procédures normales de contrôle aérien avaient été suivies.

Le gouvernement avait alors refusé de demander des clarifications au gouvernement américain, suscitant les critiques d'organisation de défense des droits de l'homme qui lui reprochaient d'avoir mené une vérification superficielle.

54 participants au programme américain

Les révélations de Reprieve surviennent alors que paraît aux États-Unis un nouveau rapport de l'Open Society Justice Initiative (OSJI) qui identifie le Canada comme l'un des 54 pays participants du programme américain.

Le document note que les opérations de transfert de présumés terroristes et leur incarcération dans des prisons isolées où ils étaient souvent torturés n'auraient pu survenir «sans la participation active de gouvernements étrangers».

«Malgré l'importance de la torture et des violations des droits humains liées au programme» américain, la plupart des États concernés ont omis jusqu'à maintenant de mener des enquêtes approfondies à ce sujet, souligne le rapport.

Amnistie internationale, qui avait pressé en 2006 le gouvernement fédéral de faire la lumière sur le passage en territoire canadien de vols de la CIA, pense qu'Ottawa doit aller plus loin.

«Ils n'ont pas regardé le dossier avec suffisamment de rigueur», souligne Hilary Homes, qui s'occupe des questions de sécurité au sein de l'organisation.

«On ne sait pas non plus quels mécanismes ont été mis en place pour s'assurer que ça ne recommencera pas», ajoute-t-elle.