(Ottawa ) Vingt-quatre heures avant de déposer à l’Assemblée nationale le projet de loi 96 visant à renforcer le français au Québec, le premier ministre du Québec, François Legault, a expédié une lettre à Justin Trudeau pour l’informer que son gouvernement avait l’intention d’invoquer la disposition de dérogation.

La disposition de dérogation, également connue sous le nom de « clause nonobstant », fait partie de la Constitution et permet à un gouvernement de soustraire une loi de l’application de certains articles de la Charte des droits et libertés pendant cinq ans.

Dans cette lettre de courtoisie à son homologue fédéral, François Legault chante aussi les louanges de la loi 101, qui est maintenant considérée selon lui comme une « grande loi canadienne » par plusieurs hommes politiques canadiens et des experts.

Et il l’informe aussi qu’il va modifier la Loi constitutionnelle de 1867, comme le permet l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982, afin de décréter que le Québec « forme une nation » et que « le français est sa langue officielle ».

En coulisses à Québec, on a expliqué que l’envoi d’une telle lettre visait à éviter que M. Trudeau soit surpris par le contenu du projet de loi 96.

La même démarche avait été faite auparavant dans le cas du projet de loi 21 (sur la laïcité). « On savait que le gouvernement Trudeau ne serait pas forcément d’accord avec tout, mais on voulait éviter des malentendus », a-t-on expliqué.

Au départ, cette démarche semble avoir porté ses fruits. Quelques jours après le dépôt du projet de loi 96, en mai 2021, Justin Trudeau avait indiqué qu’il ne s’opposerait pas à la volonté du gouvernement Legault d’inscrire dans la Constitution la reconnaissance de la nation québécoise et le fait que le français est la seule langue officielle du Québec.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

En entrevue avec La Presse en janvier dernier, Justin Trudeau disait s’inquiéter de l’utilisation de la disposition de dérogation : « On est en train de banaliser la suspension des droits fondamentaux », affirmait-il.

Mais au cours des derniers mois, M. Trudeau a durci le ton sur le recours à la disposition de dérogation par le gouvernement du Québec et par celui de l’Ontario. M. Trudeau a évoqué la possibilité de demander à la Cour suprême du Canada d’encadrer son utilisation d’une manière préventive, comme l’a fait Québec dans le cas de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (96), et de la Loi sur la laïcité de l’État (21), et le gouvernement de Doug Ford pour empêcher les travailleurs de l’éducation de déclencher la grève l’an dernier.

La Presse a obtenu cette lettre du Bureau du Conseil privé – qui est en quelque sorte le ministère du premier ministre à Ottawa – grâce à la Loi sur l’accès à l’information. Dans les quelque 100 pages de documents obtenus se trouvait aussi une analyse des conséquences politiques et juridiques de la « loi 96 ». Plusieurs des passages de cette analyse ont été caviardés.

« La plus grande responsabilité »

Dans sa lettre à Justin Trudeau, envoyée le 12 mai 2021, François Legault soutient que son gouvernement « s’apprête à poser un geste important afin d’assurer l’avenir de la langue française au Québec ».

« Le français est au fondement même de notre identité et de notre culture. Le Québec est le seul État francophone en Amérique du Nord. Protéger la langue française est l’une des responsabilités les plus importantes, voire la plus grande responsabilité d’un premier ministre du Québec », affirme d’emblée M. Legault dans la lettre.

Il faut se rendre à l’évidence : malgré les mesures adoptées dans les dernières décennies, le déclin du français se poursuit. Un geste fort s’impose pour renverser cette tendance.

François Legault, dans sa lettre de mai 2021 à Justin Trudeau

M. Legault explique ensuite les grandes lignes du projet de loi 96 sur la langue officielle et commune du Québec, qui a été présenté le lendemain, soit le 13 mai 2021, par le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette.

Entre autres choses, M. Legault précise que le projet de loi vise à renforcer le statut du français comme langue officielle de l’État québécois. Il souligne qu’il compte atteindre cet objectif en s’assurant que le gouvernement du Québec utilise le français dans l’ensemble de ses communications avec les personnes morales et les autres gouvernements, en renforçant l’éducation en français du primaire au collégial, en augmentant le financement des programmes de francisation aux immigrants, et en établissant le français comme langue de travail pour les entreprises situées au Québec et régies par des lois fédérales.

M. Legault soutient aussi que la réforme de la loi 101 respectera les droits de la minorité anglophone.

« À l’époque de son adoption en 1977, la Loi 101 a suscité beaucoup de controverse au Canada, mais quelques décennies plus tard, des hommes politiques canadiens et des observateurs n’ont pas hésité à la qualifier de “grande loi canadienne” », soutient M. Legault dans sa lettre.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse