(Ottawa) Le gouvernement fédéral invoque la Loi sur les mesures d’urgence afin de mettre fin aux « activités illégales » qui paralysent le centre-ville d’Ottawa et plusieurs postes à la frontière canado-américaine, malgré la vive opposition des provinces, qui craignent qu’une telle démarche envenime un climat social déjà tendu.

Le premier ministre Justin Trudeau a affirmé avoir l’obligation d’utiliser cette « mesure exceptionnelle » pour la première fois depuis son adoption, en 1988, pour rétablir l’ordre, préserver la confiance des Canadiens envers leurs institutions et protéger la réputation du Canada auprès de ses alliés comme étant un pays où la primauté du droit est respectée.

Si les dispositions de la loi s’appliquent immédiatement à l’échelle du pays, elles seront limitées dans le temps, viseront les régions touchées et seront « raisonnables » et proportionnelles aux menaces contre la sécurité du Canada, a-t-il ajouté.

La fermeture pendant une semaine du pont Ambassador reliant Windsor à Detroit, le plus important lien commercial entre le Canada et les États-Unis, à cause des barricades érigées par des manifestants, a mis à mal la réputation du pays et perturbé la chaîne d’approvisionnement, selon le premier ministre, forçant la Maison-Blanche à intervenir.

Le recours à la Loi sur les mesures d’urgence n’entraînera pas le déploiement de soldats dans les endroits touchés par des manifestations et des barricades, a tenu à souligner M. Trudeau, dont la décision a été saluée par les organisations représentant les gens d’affaires.

Mais cela donnera aux corps policiers des outils supplémentaires pour faire appliquer les lois provinciales et les règlements municipaux. Concrètement, les policiers pourront donner des amendes ou emprisonner des individus qui bloquent des infrastructures stratégiques comme un pont ou un poste frontalier.

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Des camions bloquent toujours les rues du centre-ville d’Ottawa.

Le recours à loi facilitera aussi l’utilisation de remorqueuses pour retirer les nombreux camions qui se trouvent dans la capitale fédérale ou qui bloquent le poste frontalier de Coutts, en Alberta. Jusqu’ici, les entreprises de remorquage ont refusé les demandes de services par crainte de représailles. À Windsor, ce sont des entreprises américaines qui sont intervenues, a donné en exemple M. Trudeau.

« Tout le monde est fatigué de la pandémie. Mais il y a d’autres façons de vous exprimer que de participer à des activités illégales et dangereuses », a martelé M. Trudeau lors d’une conférence de presse. « Nous ne pouvons pas et nous ne tolérerons pas que des activités dangereuses continuent », a soutenu M. Trudeau, invitant de nouveau les manifestants qui paralysent le centre-ville d’Ottawa à plier bagage.

Le premier ministre, qui était accompagné de quatre de ses ministres, a annoncé cette décision après avoir informé ses homologues provinciaux de ses intentions lundi matin. Il a aussi fait part de sa démarche aux chefs des autres formations politiques.

M. Trudeau s’est défendu de vouloir suspendre les droits fondamentaux prévus dans la Charte des droits et libertés.

On ne limite pas la liberté d’expression ou le droit de manifester pacifiquement. Ce qu’on veut, c’est d’assurer la sécurité des Canadiens, protéger les emplois des travailleurs et rétablir la confiance dans nos institutions.

Justin Trudeau, premier ministre du Canada

« Ce siège et ce barrage causent des dommages importants à notre économie, à nos institutions démocratiques et à la réputation du Canada dans le monde », a pour sa part déploré la ministre des Finances, Chrystia Freeland, à ses côtés. Elle a soutenu que « la confiance internationale envers le Canada » est en jeu.

C’est la première fois depuis son adoption en 1988 qu’un gouvernement invoque la Loi sur les mesures d’urgence. Celle-ci a remplacé la controversée Loi sur les mesures de guerre qui avait été utilisée par le premier ministre Pierre Elliott Trudeau lors de la crise d’Octobre.

Freeland ferme le robinet

Parallèlement, le gouvernement Trudeau veut couper le financement qui a permis les occupations illégales. Les plateformes de sociofinancement et les services de paiement en ligne sont ajoutés à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes. Elles doivent désormais rapporter toute transaction importante ou suspecte, incluant les transactions en cryptomonnaie, au Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada.

Les banques pourront cesser temporairement d’offrir des services financiers lorsqu’elles soupçonnent qu’un compte sert aux barrages illégaux.

Les banques peuvent également geler les comptes personnels ou commerciaux de tout participant aux blocages illégaux sans ordre de la cour. Elles devront signaler ces personnes à la Gendarmerie royale du Canada et au Service canadien du renseignement de sécurité.

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Chrystia Freeland, ministre des Finances

Il s’agit de suivre l’argent, il s’agit de mettre fin au financement de ces blocages illégaux. Considérez-vous avertis. Si votre camion est utilisé dans ces blocages, vos comptes d’entreprise seront gelés. L’assurance de votre véhicule sera suspendue.

Chrystia Freeland, ministre des Finances

Quelques heures plus tôt lors de la période des questions, les partis de l’opposition ont mis en doute l’utilisation de la Loi sur les mesures d’urgence, après des semaines d’inaction du premier ministre. « La section 16 de la Loi sur les mesures d’urgence réfère à des menaces à la sécurité du Canada, a fait valoir la cheffe intérimaire du Parti conservateur, Candice Bergen. Dans ce contexte, est-ce que le premier ministre du Canada estime que ces manifestations sont une menace à la sécurité du Canada, et si ce n’est pas le cas, est-ce qu’il ne croit pas qu’il pourrait envenimer la situation au lieu de la calmer ? »

« Notre priorité numéro un est de mettre un terme à ces blocages illégaux, faire appliquer la loi et permettre aux Canadiens de retrouver leur vie », a répliqué le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino.

Mesure « un peu extrême »

Les conservateurs ont continué de réclamer la fin de la vaccination obligatoire pour les camionneurs. Ils ont tenté sans succès de faire adopter une motion afin que le gouvernement présente un plan pour la levée des mesures sanitaires et des obligations vaccinales d’ici la fin du mois. Fait à noter, le député libéral Joël Lightbound, qui a critiqué la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement Trudeau, a appuyé l’initiative des conservateurs.

Le Bloc québécois estime qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, d’autant que les policiers avaient réussi la veille à déloger les manifestants qui bloquaient la circulation sur le pont Ambassador. « Avant même qu’une démarche comparable, dans un contexte différent, n’ait pu être déployée à Ottawa, le gouvernement fédéral va tout de suite à une mesure qui, dans les circonstances, apparaît un peu extrême », a affirmé le chef bloquiste, Yves-François Blanchet, soulignant au passage que plusieurs provinces, notamment le Québec, y sont réfractaires.

Le Nouveau Parti démocratique compte appuyer l’utilisation de la Loi sur les mesures d’urgence, lui qui s’était opposé à l’utilisation de la Loi sur les mesures de guerre lors de la crise d’Octobre. Ce sont deux lois différentes, a fait valoir son chef Jagmeet Singh. « La Loi sur les mesures de guerre était très critiquée parce qu’elle donnait des pouvoirs trop élargis au gouvernement et a mené à des abus aux droits de la personne, a-t-il expliqué. La Loi sur les mesures d’urgence ne donne pas les mêmes pouvoirs. »

Six mesures concrètes que le gouvernement mettra en place

  • Les rassemblements publics qui troublent la paix et vont au-delà de la simple manifestation sont interdits.
  • Il est interdit de bloquer certains endroits désignés, comme la frontière, les postes frontaliers, les infrastructures essentielles et les rues de la ville d’Ottawa.
  • Les autorités pourront exiger que les entreprises de remorquage enlèvent les camions utilisés pour bloquer le chemin.
  • Il est interdit d’utiliser des camions ou d’acheminer des fonds pour soutenir les blocages.
  • La GRC aura l’autorité d’appliquer les règlements municipaux et les lois provinciales là où ce sera requis.
  • Les contrevenants s’exposent à des amendes pouvant aller jusqu’à 5000 $ ou à des peines de prison d’un maximum de cinq ans, selon la gravité de l’infraction.

Deux différences entre la Loi sur les mesures d’urgence et la Loi sur les mesures de guerre

  • Examen parlementaire
  • Doit respecter la Charte canadienne des droits et libertés