À l’annonce du projet éolien Apuiat, la question la plus importante est celle que François Legault n’a pas comprise.

Elle était posée en innu à Mike Mckenzie, chef de la communauté de Uashat mak Mani-utenam. La journaliste de la station CKAU voulait savoir ce que l’annonce changerait pour sa communauté. Pour les emplois et l’économie locale.

Sa question rappelle combien le dossier prend la couleur de celui qui l’analyse. Pour Québec, il s’agit de l’achat à bon prix d’une petite quantité d’énergie d’appoint. Alors que pour les Innus, c’est une source de fierté et d’espoir.

De même que les Premiers Peuples représentent de nombreuses nations, les Innus sont composés de différentes communautés. Il y en a neuf au Québec, aux réalités parfois opposées. Certaines vivent de l’exploitation des ressources naturelles, d’autres du tourisme de plein air. Certaines sont si isolées que la livre de beurre y coûte trois fois le prix normal. D’autres sont à quelques minutes d’un Walmart.

Pas facile de faire front commun. En 2015, elles se sont unies pour la toute première fois autour d’un projet de développement économique. Une coentreprise a été créée avec Boralex pour vendre 200 mégawatts (MW) d’énergie éolienne à Hydro-Québec.

Pour le Québec, c’était marginal. À peine 0,2 % de la production totale.

Mais pour les Innus, c’était majeur. Des profits anticipés de 10 millions de dollars par année, avec environ 300 emplois pour la construction et 10 pour l’exploitation des éoliennes, en plus des contrats espérés pour les fournisseurs locaux.

Autre différence : alors que le Québec craint le vieillissement de la population, c’est l’inverse chez les Premières Nations. Leur taux de croissance est quatre fois plus grand, et les Innus n’échappent pas à la tendance. Leurs jeunes sont nombreux et ils veulent du travail.

Sur les chantiers d’Hydro-Québec, les Innus sont minoritaires. Cette fois, ils pourraient y parler leur langue. Apuiat leur donnerait un peu l’impression de redevenir « maîtres chez nous ».

Mais peu après son élection, François Legault débranchait Apuiat. Et les communautés se demandaient ce qu’elles pouvaient faire de plus pour se prendre en main.

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Sur le plan comptable, le raisonnement de M. Legault se défendait.

Le Québec produisait alors trop d’énergie.

En 2006, la stratégie énergétique prévoyait l’achat de 4000 MW de source éolienne. Puis la crise économique a frappé, et le prix de l’énergie a chuté à cause du gaz. Le Québec était pris avec des surplus embarrassants. De 2009 à 2016, cette production inutilisée a coûté 2,5 milliards de dollars.

Le précédent gouvernement tenait tout de même à compléter les achats prévus de 4000 MW. En 2016, il ne restait que 200 MW à acheter. Soit précisément la puissance d’Apuiat.

Après de longues négociations, une entente de principe a été conclue en 2018 avec Boralex et les Innus. Au-delà de l’achat d’énergie, le gouvernement Couillard y voyait une occasion de bâtir des ponts avec les Innus. Puis l’ancien patron d’Hydro-Québec Éric Martel a attaqué le projet. Trop cher et inutile, disait-il.

M. Legault s’est rangé derrière lui. Pour ajouter à l’insulte, il a proposé de dédommager les Innus. Une forme de charité coloniale.

Le chef caquiste a fini par se raviser en début de mandat. Il a promis aux Innus que le prochain projet, ce serait Apuiat.

Depuis, le contexte a changé. Hydro-Québec a une nouvelle patronne, Sophie Brochu, et le Québec a besoin à nouveau d’énergie.

Les exportations vont augmenter, grâce aux contrats anticipés avec les États du Massachusetts et de New York.

Les besoins sur le marché intérieur croîtront aussi, à cause notamment des centres de données, des serres et de l’électrification des transports.

Reste que tout cela, les Innus le disaient en 2018.

En effet, cette tendance ne sort pas de nulle part. Après tout, Hydro-Québec travaille depuis des décennies à exporter son électricité. Bien avant que M. Legault ne négocie avec le gouverneur de l’État de New York Andrew Cuomo, Robert Bourassa courtisait son père et prédécesseur, Mario Cuomo.

Ce qui a aussi changé, c’est la façon de percevoir les surplus. On recommence à les voir – s’ils restent raisonnables – comme une occasion d’attirer des industries énergivores et de décarboner l’économie régionale.

En novembre dernier, Hydro-Québec a dévoilé son nouveau plan d’approvisionnement. Il prévoit un manque d’énergie d’ici 2026.

Et qui sait ce que l’avenir nous réserve… La renégociation du contrat de Churchill Falls, avec Terre-Neuve, pourrait changer les besoins en approvisionnement. Sans oublier que l’Ontario pourrait s’ajouter aux clients, si ses centrales nucléaires deviennent ruineuses.

En début de mandat, M. Legault rêvait même de bâtir une nouvelle grande centrale hydroélectrique avec l’Ontario. Ce projet est au congélateur, du moins à moyen terme.

Comme le solaire, l’éolien coûte de moins en moins cher. Au début des années 2000, le prix était d’environ 12 cents le kilowattheure. En 2018, Apuiat coûtait environ 7,4 cents. Maintenant, ce n’est que 6 cents.

Apuiat devient donc plus simple, rapide et économique. C’est cela qui a convaincu M. Legault. Et sans doute aussi le besoin d’améliorer ses laborieuses relations avec les Premières Nations, particulièrement avec les Innus, qui attendent encore leur paix des Braves.

L’histoire finit donc très bien. Le contrat signé a même été prolongé à 30 ans, au lieu des 25 ans prévus.

N’empêche que le premier ministre a joué avec le feu à l’époque en déchirant l’entente de principe. Il y a des limites à fragiliser une confiance qui tient à une ficelle.