(Ottawa) « Je m’excuse. » « J’offre mes plus sincères excuses. » « Nous nous excusons. » Pendant des décennies, des membres des Forces armées canadiennes ont subi agressions, harcèlement, discrimination. Lundi, parce qu’il ne leur revient pas de porter ce fardeau, ils ont eu droit à l’acte de contrition officiel du gouvernement et du leadership militaire.

Tour à tour, lundi, la ministre de la Défense, Anita Anand, le chef d’état-major de la Défense, Wayne Eyre, et la sous-ministre de la Défense, Jody Thomas, ont demandé pardon à ces milliers de femmes et d’hommes. Ils ont aussi promis de faire le ménage au sein de l’organisation, où a trop longtemps régné l’omerta.

« D’innombrables vies ont été gâchées à cause de l’inaction et de l’échec systémique. Il s’agit d’un échec que nos Forces armées, notre ministère et le gouvernement du Canada devront assumer à jamais. Ces institutions vous ont laissé tomber, et pour cela, nous sommes désolés. Je suis désolée », a dit la ministre Anand.

À ses côtés, sur une scène aménagée dans les bureaux du ministère de la Défense, le général Wayne Eyre, récemment nommé patron des Forces de façon permanente – en remplacement d’Art McDonald, visé par une allégation d’inconduite sexuelle –, a fait écho à ce sentiment.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Wayne Eyre, chef d’état-major de la Défense

Les préjudices dont vous avez été victimes se sont produits sous notre surveillance collective. Sous ma surveillance. Que ce soit par naïveté ou par ignorance, toutes deux inexcusables, les problèmes ont perduré. Les préjudices ont continué et ils n’ont pas été reconnus ou traités de manière suffisante.

Wayne Eyre, chef d’état-major de la Défense

Évoquant un « défi existentiel », il s’est dit « convaincu » que la culture pouvait changer au sein des Forces armées. « Cette fois, nous n’échouerons pas. Je suis certain que nous pouvons réussir. Le jour où je cesserai d’y croire sera le jour où je ne pourrai plus servir », a déclaré le général.

La sous-ministre Thomas a conclu l’exercice, qui a duré une quarantaine de minutes, en assurant que la machine était d’ores et déjà en marche pour « proposer des changements fondamentaux », notamment afin de réformer des « systèmes qui ont été conçus dans le but d’aider les personnes affectées, mais qui ont plutôt créé des obstacles ».

Excuses attendues

Pendant des années, et en particulier depuis le rapport explosif de la juge à la retraite de la Cour suprême Marie Deschamps sur le fléau de l’inconduite sexuelle, en 2015, le leadership de l’armée et le fédéral ont refusé de présenter des excuses officielles à tous ceux qui ont subi ces préjudices.

Un chapitre s’est toutefois fermé il y a environ deux semaines, le 24 novembre dernier : c’était la date limite des inscriptions à une action collective qui a été intentée contre le gouvernement et les Forces armées. Près de 19 000 personnes ont fait une réclamation, et environ 5400 ont déjà été approuvées ou payées.

Dans une entrevue accordée à La Presse, lundi, en amont des excuses aux victimes, la ministre n’a pas voulu s’étendre sur le lien entre cette date butoir et le moment choisi pour l’annonce.

Si je fais ces excuses, c’est parce que c’est la chose à faire. Je suis ministre depuis seulement six semaines, mais comme ministre responsable de cette institution, je crois que nous devions faire ces excuses aujourd’hui.

Anita Anand, ministre de la Défense du Canada

En revanche, Mme Anand, dont l’efficacité dans sa mission d’approvisionner le Canada en vaccins contre la COVID-19 n’est pas passée inaperçue, a signalé que la planification de cet évènement était « en cours avant le début de la pandémie, en mars 2020 ».

Or, à l’époque, le ministre qui était aux commandes de la Défense nationale était Harjit Sajjan. Celui-là même à qui l’opposition en Chambre a reproché un certain laxisme dans la gestion du dossier de l’inconduite sexuelle dans l’armée.

Pourquoi n’a-t-il pas présenté les excuses du gouvernement il y a de cela des mois ?

À cette question, sa successeure et collègue de cabinet s’est contentée de répondre qu’il était « difficile de savoir ce qui s’est passé avant [sa nomination, le 26 octobre], mais que le ministre a contribué à aider le processus de changement de culture ».

Des paroles, mais aussi des gestes

La caporale-chef à la retraite Stéphanie Raymond, dont l’histoire avait été l’une des bougies d’allumage du rapport Deschamps, ne fait pas, a priori, un immense cas de ces excuses, qui sont « juste des paroles ».

Mais puisque la ministre qui les a prononcées a posé des gestes avant de demander pardon, elle y voit une certaine valeur.

Le 4 novembre dernier, Mme Anand a annoncé que les enquêtes et les poursuites des cas d’inconduite sexuelle seraient transférées du système de justice militaire au système de justice civil, suivant une recommandation de l’ancienne juge de la Cour suprême du Canada Louise Arbour.

Un chantier sur lequel elle a demandé au Grand Prévôt et au Directeur des poursuites militaires de se pencher de façon urgente. « La date qu’on m’a donnée, c’est au début de l’année prochaine. Nous tâcherons de spécifier quelle est cette date », a-t-elle souligné lundi dans le foyer des Communes, quelques heures après les excuses.

Aux yeux de Stéphanie Raymond, dont le supérieur hiérarchique a plaidé coupable dans une cause civile, en mars 2021, après avoir été acquitté par un jury entièrement masculin de la cour martiale en 2014, ce virage est majeur.

« C’est l’action que j’attendais. C’est ce qu’il y a de plus important, parce que ça contribuait de façon très active à l’impunité », a-t-elle confié en entrevue. L’ancienne militaire ajoute que bien que le changement de culture doit s’opérer sur « une génération », elle constate déjà que « la mentalité des générations plus jeunes [que la sienne] est plus évoluée » en matière de harcèlement et de discrimination.

L’opposition reste sur ses gardes

Le député conservateur Pierre Paul-Hus s’explique justement mal pour quelle raison l’acte de contrition n’est pas venu de l’ex-ministre, qui a depuis été rétrogradé au portefeuille du Développement international. « J’ai de la misère à cerner ce qu’il a fait, et surtout n’a pas fait, durant les années où il a été ministre de la Défense, parce que tous les éléments étaient là à son arrivée. Il avait un beau rapport flambant neuf de la juge Marie Deschamps. Il aurait pu déjà prendre les actions nécessaires et insuffler un changement », a-t-il argué. Dans le camp néo-démocrate, la députée Lindsay Mathyssen a déclaré lundi dans un communiqué que « des excuses ne suffisent pas à compenser six années d’inaction » et qu’elles doivent être suivies de « gestes concrets et urgents ».