(Québec) Le terme woke a fait une entrée fracassante cette semaine au Salon bleu, mais les débats qui ont suivi n’ont pas permis de circonscrire ce qu’il signifie. De son propre chef, François Legault en a donné sa définition, jeudi, affirmant que le mot désignait les personnes qui veulent « nous faire sentir coupables de défendre la nation québécoise ».

Mise en contexte. Mercredi, lors de la période de questions, Gabriel Nadeau-Dubois a accusé François Legault d’être un Maurice Duplessis, ou plutôt un « monarque » qui s’imagine pouvoir « expulser symboliquement de la nation québécoise » ceux qui sont en désaccord avec lui. Le premier ministre a alors répliqué qu’il avait devant lui un woke. Il est revenu à la charge jeudi pour donner sa définition de ce terme.

Un woke, selon le premier ministre, c’est une personne « qui veut nous faire sentir coupables de défendre la nation québécoise [et] de défendre ses valeurs ». Il estime que le chef de Québec solidaire est woke en contestant, entre autres, la Loi sur la laïcité de l’État (« loi 21 »), qu’il associe aux valeurs québécoises.

Pour M. Legault, s’opposer à cette loi adoptée par le gouvernement caquiste est « un des éléments » qui définit un woke au Québec, surtout quand on affirme que cette loi est discriminatoire. « Pour moi, un woke, c’est quelqu’un qui voit de la discrimination partout », a-t-il dit.

« On peut être en désaccord avec la loi 21, mais de dire que c’est discriminatoire et que la nation québécoise n’a pas le droit de défendre les valeurs de sa majorité, c’est un débat qui devient très important », a affirmé M. Legault.

Un terme aux racines américaines

Debra Thompson, professeure de science politique à l’Université McGill, explique qu’être woke réfère en effet à plusieurs choses, mais surtout à une reconnaissance de « la nature sournoise » du racisme et de la discrimination dans notre société.

Être woke, c’est se dire conscient de ses privilèges […] et [du fait] que le statu quo renforce les inégalités.

Debra Thompson, professeure de science politique à l’Université McGill

Elle donne l’exemple des villes qui ne sont pas conçues pour les personnes à mobilité réduite. Ou bien à la vie en société, qui est vécue différemment selon que l’on est une personne issue du groupe majoritaire ou d’un groupe minoritaire. Une personne woke dira qu’elle conçoit son action politique en restant « éveillée » à cette réalité.

Anne-Marie Livingstone, professeure au département de sociologie de l’Université McMaster et Montréalaise d’origine, rappelle aussi que le mot woke a ses origines dans la communauté noire américaine. « C’est une expression qui a été développée comme une forme de résistance au racisme et à la violence policière », explique-t-elle.

« Le mot [a d’abord été] mobilisé par des Afro-Américains dès les années 1960, et possiblement avant, pour désigner l’attitude de leurs pairs qui étaient mobilisés, éveillés, sur les enjeux de justice raciale », ajoute Frédérick Guillaume Dufour, professeur au département de sociologie de l’UQAM.

Plus récemment, le mot a été repris par de nouveaux mouvements sociaux, notamment Black Lives Matter. Il a ensuite été récupéré par certains acteurs politiques « pour dénoncer ce qu’ils perçoivent comme une moralisation de la politique ».

« On trouve des conservateurs pour utiliser le terme [négativement], mais aussi des gens à gauche, qui estiment qu’il y a des risques à se présenter toujours comme vertueux en politique et à agir toujours au nom de la vertu », précise M. Dufour.

Définir son adversaire

Selon Thierry Giasson, chercheur principal du Groupe de recherche en communication politique (GRCP), François Legault et Gabriel Nadeau-Dubois ont tous les deux utilisé une vieille tactique cette semaine : se définir tout en tentant de définir son adversaire.

François Legault [tente de] camper Gabriel Nadeau-Dubois [comme quelqu'un] qui n’est pas fier d’être québécois ou qui menace cette fierté québécoise avec des valeurs d’inclusion, de multiculturalisme et d’ouverture à la diversité.

Thierry Giasson, chercheur principal du Groupe de recherche en communication politique

« C’est un gros pari, car il y a des nationalistes, des indépendantistes ou des autonomistes qui s’identifient à certaines valeurs que défend Québec solidaire », ajoute M. Giasson.

Pour Éric Montigny, professeur de science politique à l’Université Laval, l’échange entre le premier ministre et le chef solidaire témoigne une fois de plus de « l’apparition d’un nouveau clivage associé à la CAQ et à QS » en politique québécoise.

« Il y a de nouveaux points de tension sur d’autres enjeux [que la souveraineté et le fédéralisme], dans ce cas-ci sur la question identitaire. Dans cet axe, explique-t-il, c’est QS et la CAQ qui sont les deux principaux protagonistes. »

Mais en fin de compte, « même en étirant la sauce, il n’y a pas grand-chose de woke dans l’épisode de cette semaine », estime le sociologue Frédérick Guillaume Dufour.

« Gabriel Nadeau-Dubois fait plutôt partie de l’aile pragmatique de Québec solidaire. Il épouse les positions inclusives de son parti, mais il n’épouse pas celles de son Collectif antiraciste décolonial, [perçu par] l’aile pragmatique du parti […] comme un boulet. L’intervention de M. Nadeau-Dubois n’avait rien de woke. Ce que le débat mettait en jeu, c’était plutôt deux conceptions distinctes de la nation québécoise », affirme-t-il.