Six jours, deux sommets. Il y a 25 ans cette semaine, Lucien Bouchard, qui venait d’arriver aux commandes à Québec, sifflait la fin de la récréation. Après l’année référendaire, l’état des finances publiques était tel qu’il fallait d’urgence freiner les dépenses. Après un sommet qui a jeté les bases de la Loi sur l’équilibre budgétaire, en mars, est venu à l’automne celui qui a marqué un virage à gauche.

(Québec ) Lucien Bouchard voulait l’appeler le « Sommet de l’emploi ». En fait, les trois jours de réunions d’octobre 1996 donneront l’occasion d’obtenir une adhésion très large à une série de mesures sociales, dont la plus importante sera la mise en place d’un réseau public de garderies. Vingt-cinq ans plus tard, on est encore loin de l’engagement de Pauline Marois, « un enfant, une place », mais il est rassurant de constater que dans le reste du Canada, on songe à instaurer un système similaire.

« J’avais plaidé pour que le sommet se fasse en deux temps », rappelait il y a quelques jours Gérald Larose, alors président de la CSN. Le cadre général, l’assainissement des finances publiques, serait convenu à la première étape. À l’automne, ce serait l’heure de l’économie sociale.

« On était conscients qu’il ne fallait pas seulement l’austérité, qu’il fallait un équilibre, améliorer le tissu social », observe Lucien Bouchard, en entrevue avec La Presse. L’annonce des garderies publiques, surtout, reste inscrite dans la mémoire collective. Le gouvernement s’était aussi engagé à réaliser l’équité salariale — le projet de loi avait été déposé par Jacques Parizeau avant le référendum. La mesure aura coûté très cher aux finances publiques. « On est les seuls au monde à avoir ça. Mais y a-t-il quelqu’un maintenant qui pense y renoncer ? », demande M. Bouchard. L’assurance médicaments suivra peu après – le régime public payé à même la déclaration de revenus apportait une économie de 200 millions pour Québec.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Lucien Bouchard, ex-premier ministre du Québec, en 2000

Lucien Bouchard comprenait bien que tous les intervenants étaient liés, devaient répondre de leurs engagements auprès de leur base, syndiqués ou patrons d’entreprise, souligne Hubert Thibault, devenu l’été précédent son chef de cabinet. « Il n’y a aucune position facile à la CSN », rappelle, ironique, Gérald Larose, qui se souvient d’avoir eu des mandats avec des votes à 55 %.

Mais pour Gérald Larose, patrons comme syndicalistes « avaient alors à cœur l’avenir du Québec. La division restait sur la question constitutionnelle ».

Des racines

L’idée de tenir ces très larges rendez-vous de la « société civile » paraissait innovante. Mais elle avait des racines dans le passé. Le Forum pour l’emploi avait duré six ans, le Conseil du patronat avait mis en place des consultations, la ruralité s’était donné un forum. Un précédent important : la commission Bélanger-Campeau, en 1991, avait réuni autour de la table des politiciens, des patrons, des syndicats et des groupes sociaux. « Il y avait une pratique de concertation, le cadre du sommet de 1996 était l’aboutissement d’une grande négociation sociale, avec des objectifs précis », indique M. Larose. Avec son ascendant, Lucien Bouchard aura été « la bonne personne, au bon moment », convient le syndicaliste.

À la fin du sommet du printemps, le sous-ministre Alain Rhéaume avait été désigné pour une rencontre privée avec tous les leaders syndicaux. Tous voulaient être rassurés sur la détermination de Québec à respecter ses engagements sociaux au rendez-vous de l’automne. « Comme toutes les réunions qui impliquent les centrales, la dernière soirée avait été assez active. Il y avait Gérald Larose, Clément Godbout et Lorraine Pagé [de l’ancienne Centrale de l’enseignement du Québec], qui acceptaient d’appuyer le déficit zéro, en échange de programmes sociaux », résumait M. Rhéaume dans les derniers jours. Il n’y avait pas de montants associés aux mesures, mais une sorte de « contrat social ».

Les garderies, l’assurance parentale, la Loi sur l’équité salariale faisaient partie d’un ensemble, sans lequel les syndicats n’auraient jamais appuyé les objectifs du premier sommet.

Gilbert Charland, bras droit de Lucien Bouchard jusqu’à l’été 1996

Au premier sommet, Lucien Bouchard avait consenti facilement à ce qu’on ne parle pas de l’équité salariale, mesure dont il craignait les coûts sur les finances publiques. Il s’engagera en privé à y parvenir, promesse qui ne sortira publiquement qu’à l’automne. Louise Harel parlait constamment d’équité salariale, mais le monde patronal avait exigé qu’on ne parle pas de ce dossier au sommet du printemps, explique Ghislain Dufour, ex-président du Conseil du patronat.

La politique familiale était vraiment progressiste ; encore aujourd’hui, elle explique la plus grande participation des femmes au marché du travail au Québec par rapport au reste du pays. « C’était la mesure dont M. Bouchard était le plus fier », se souvient Pierre-Paul Roy, du cabinet du premier ministre.

« Les syndicats retrouvaient là plusieurs de leurs revendications traditionnelles », rappelle Guy Morneau, mandarin à l’époque. Mais le tout-puissant ministère des Finances voyait les choses d’un autre œil : pourquoi avoir fait tant d’efforts pour contrôler les dépenses si, six mois plus tard, on ouvrait les vannes ? se souvient M. Morneau. « Ils nous disaient : ‟On vient de faire le ménage, et là, on remplit l’entonnoir !” », résume l’ancien fonctionnaire.

La politique familiale se finançait à même la disparition d’une dizaine de programmes disparates, dont les « bébé-bonus » mis en place sous Robert Bourassa.

Un désaccord

En marge du second sommet, on s’entend aussi sur une réforme pilotée par Guy Chevrette concernant un nouveau mécanisme de consultation régionale et sur la réduction de la semaine de travail — qui passera de 44 à 40 heures. Le gouvernement Bouchard s’engage à ramener le taux de chômage québécois au même niveau que celui du reste du pays, ce qui sera chose faite quatre ans plus tard. On promet aussi de rattraper, sur trois ans, le rythme de création d’emplois connu ailleurs au pays. Les ténors du secteur privé lancent des projets susceptibles, selon eux, de créer 40 000 emplois. Tous les intervenants appuyaient le rapatriement au Québec de la formation professionnelle, et le gouvernement Chrétien accédera à ces attentes peu après.

Mais l’aventure de ce second sommet s’est terminée sur une fausse note.

À la onzième heure, littéralement dans la nuit, le président de la Banque Nationale, André Bérard, frappera à la porte de ses collègues des institutions financières ; celles-ci accepteront une taxe temporaire supplémentaire sur la masse salariale pour financer un fonds spécial de 250 millions afin de lutter contre la pauvreté. Une démarche étonnante pour ce banquier qui avait déjà proposé de fermer la Gaspésie, un fardeau économique, à son avis.

La belle unanimité sera rompue. Françoise David, de la Fédération des femmes du Québec, et plusieurs groupes sociaux refuseront d’adhérer au consensus, parce que le sommet ne pouvait s’engager à une clause « d’appauvrissement zéro ». « On s’était rendu compte que bien des choses avaient été convenues avec les syndicats, mais personne ne nous avait consultés », rappelait dans les derniers jours Mme David.

« C’est certain que cela cassait le party, mais je ne pouvais cautionner un exercice qui ne pouvait s’engager à ne pas appauvrir les 20 % de la population déjà démunie », explique-t-elle. À la clôture de l’évènement, ces groupes brillaient par leur absence.