(Québec) Le vent tourne pour le projet de parc éolien Apuiat, sur la Côte-Nord, au centre d’une tempête politique ces dernières années. Après l’avoir mis sur la glace dès son arrivée au pouvoir, le premier ministre François Legault lui donne maintenant le feu vert, a appris La Presse.

Le contrat est sur le point d’être signé entre Hydro-Québec, l’entreprise québécoise Boralex et les Innus de la Côte-Nord. Une annonce est prévue jeudi, selon les informations colligées auprès de sources sûres, qui ont requis l’anonymat parce qu’elles n’avaient pas l’autorisation de parler publiquement de ce dossier.

Le projet demeure essentiellement le même qu’à l’époque. Il s’agit d’un parc d’éoliennes, estimé à 600 millions d’investissements, qui sera aménagé sur le territoire traditionnel des Innus (le Nitassinan), à 40 kilomètres de Port-Cartier.

La puissance installée sera de 200 mégawatts, comme le prévoit le bloc d’énergie accordé en 2016 aux Innus par le gouvernement de Philippe Couillard dans le cadre de sa stratégie énergétique 2006-2015.

Hydro-Québec paiera moins cher pour cette énergie que ce qui était prévu en 2018. Le prix sera en effet inférieur à 7 cents le kilowattheure, d’après nos informations.

Ce sera le plus faible coût pour de l’énergie éolienne, alors que la société d’État paie 10 cents le kilowattheure en moyenne à l’heure actuelle.

En 2018, on prévoyait qu’Apuiat générerait des revenus nets de 250 millions pour les neuf communautés de la Nation innue pendant la durée de vie du projet — une durée équivalant à une génération, environ. Port-Cartier et Uashat mak Mani-utenam, territoires hôtes, devaient recevoir 1 million en redevances par année. L’ensemble des maires de la Côte-Nord donne son soutien à Apuiat.

L’échéancier initial ne devrait pas être trop bousculé par le report du projet en 2018. On envisage toujours une mise en service autour de 2024. La phase de construction pourrait créer entre 300 et 400 emplois.

Vent de controverse

Le projet éolien a été au centre d’une controverse politique qui a éclaté tout juste avant la campagne électorale de 2018. La Presse avait révélé de vives tensions entre le gouvernement Couillard — notamment le ministre de l’Énergie, Pierre Moreau — et le grand patron d’Hydro-Québec à l’époque, Éric Martel.

Éric Martel avait remis en cause la rentabilité du projet éolien. Il évaluait que les pertes liées à l’achat de l’énergie d’Apuiat, dans un contexte de surplus, atteindraient plus de 1,5 milliard. Une lettre adressée aux chefs des communautés innues avait aussi provoqué un tollé.

Pierre Moreau lui avait servi une réplique acerbe. Et Philippe Couillard avait fait la promesse que le projet se réaliserait. Les négociations avaient pu reprendre entre les Innus, Boralex et Hydro-Québec peu avant le déclenchement des élections. Mais avant même le début de la campagne, François Legault s’était rangé derrière Éric Martel.

Dès qu’il a pris les commandes de l’État, en octobre 2018, le premier ministre Legault a coupé court aux tergiversations et annoncé qu’Apuiat ne se réaliserait pas tant qu’Hydro-Québec nagerait dans les surplus.

Il a par contre promis qu’une fois les surplus écoulés, le premier projet énergétique à se réaliser serait celui des Innus. L’espoir était alors mince : François Legault disait s’attendre à ce qu’il y ait des surplus pour encore 20 ans, reprenant en gros les propos d’Hydro.

Au début du mandat, le gouvernement Legault avait jonglé avec l’idée d’abandonner carrément le projet et d’offrir une compensation financière aux Innus. Les ponts entre les deux parties n’ont toutefois jamais été rompus. Il y a eu des discussions, puis des négociations formelles pour en venir à la conclusion de cette entente. Entre-temps, Hydro-Québec a changé de tête dirigeante. Sophie Brochu est PDG depuis avril 2020.

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Sophie Brochu, présidente-directrice générale d’Hydro-Québec

Peu de temps après son entrée en fonction, le gouvernement tenait soudainement un discours différent. C’était passé sous le radar, mais lors d’une tournée dans l’Est l’été dernier, François Legault avait déclaré que les perspectives étaient maintenant plus favorables au développement éolien. Il y a eu un changement de position dans ce dossier chez Hydro, avait-il ajouté.

Bientôt la fin des surplus

L’ère des surplus d’énergie tire à sa fin, estime maintenant Hydro-Québec. D’abord, les projets d’exportation d’électricité vers les États-Unis avancent. La société d’État a déjà signé un contrat de vente ferme d’électricité avec le Vermont. Elle en a conclu un nouveau avec le Massachusetts. Le 15 janvier, elle a reçu le permis présidentiel pour construire la ligne de transport vers cet État.

Le même mois, l’État de New York a lancé des appels d’offres pour la réalisation de projets de lignes de transmission d’énergie renouvelable, dont l’une serait reliée au réseau d’Hydro-Québec. Le maire de New York, Bill de Blasio, a déjà indiqué son intention de conclure un contrat d’approvisionnement avec Hydro-Québec.

L’exportation est toutefois loin d’être le seul facteur faisant fondre les surplus.

La demande intérieure grossit en raison de l’électrification des transports — individuel et collectif —, de la production agricole en serre, de la conversion des systèmes de chauffage des bâtiments et de la multiplication des centres de stockage de données informatiques.

Par conséquent, selon les prévisions d’Hydro-Québec, « de nouveaux approvisionnements de long terme seront requis pour répondre aux besoins en énergie et en puissance à compter de la fin de 2026 ». Dans le document État d’avancement 2020 du Plan d’approvisionnement 2020-2029 publié l’automne dernier, la société d’État ajoute que « des démarches en vue de l’acquisition de tels approvisionnements seront vraisemblablement entamées au cours de la prochaine année, afin d’en assurer la disponibilité dans les délais prévus ».

Hydro-Québec achète de l’énergie produite dans 41 parcs éoliens à l’heure actuelle. On parle d’une puissance installée de 3876 MW. L’ajout d’énergie d’Apuiat ne peut donc répondre seul aux besoins de la société d’État en approvisionnements à long terme.

Symbole pour les Innus

Pour les Innus, la réalisation d’Apuiat enverra un symbole fort de la place que doivent occuper les Premières Nations dans le développement économique du Québec. Ce vœu est encore plus cher aux communautés dans le contexte où la province devra relancer son économie, plombée par la pandémie de COVID-19.

L’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador avait d’ailleurs tendu la main au gouvernement Legault lors des consultations sur le projet de loi sur la relance économique et l’accélération des projets d’infrastructures (le projet de loi 66 adopté en décembre). Le chef Ghislain Picard déplorait que les Premières Nations « soient à des années-lumière » de Québec lorsqu’il est question de développement.

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Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador

« Pourtant, une bonne partie de la richesse est issue des territoires ancestraux de nos nations », soulignait M. Picard en septembre dernier. Apuiat symbolise aussi la prise en charge des communautés dans le développement de leurs richesses.

Les huit communautés innues de la Côte-Nord ainsi que celle de Mashteuiatsh, au Lac-Saint-Jean, sont partenaires du projet avec l’entreprise privée Boralex, qu’elles ont choisie en 2016. Boralex, une entreprise québécoise, se spécialise dans les énergies renouvelables comme l’éolien, le solaire, l’hydroélectrique et le thermique. Elle a des projets au Canada, en France et aux États-Unis, notamment.

La conclusion d’une entente à long terme avec Hydro-Québec par l’entremise du projet Apuiat marque aussi un rapprochement certain avec la société d’État, malgré les litiges territoriaux provoqués par la réalisation de barrages hydroélectriques sur la Côte-Nord, comme le méga-complexe La Romaine.

Rebâtir des ponts

Le feu vert à Apuiat est le deuxième clin d’œil du gouvernement Legault aux communautés autochtones en deux semaines. Le 27 janvier, il a nommé Konrad Sioui, ex-grand chef de la Nation huronne-wendat, président du conseil d’administration de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ). C’est la première fois qu’un représentant des Premières Nations prend la tête du C.A. d’une société d’État.

Le gouvernement Legault veut rebâtir des ponts avec les Premières Nations après un début de mandat difficile sur ce front. Il a fait l’objet de nombreuses critiques pour son inaction après le dépôt du rapport de la commission Viens, selon lequel il « semble impossible de nier la discrimination systémique dont sont victimes les membres des Premières Nations et les Inuits dans leurs relations avec les services publics ».

Le premier ministre refuse toujours de reconnaître le caractère systémique du racisme et de la discrimination. Il y a un an, avant la pandémie de COVID-19, il a heurté les chefs autochtones en ne participant pas aux rencontres visant à donner suite au rapport. Sa déclaration sur la présence d’AK-47 à Kahnawake pendant la crise ferroviaire des Wet’suwet’en, en février 2020, avait été qualifiée d’« irresponsable ».

La mort de Joyce Echaquan sous une pluie d’insultes racistes à l’hôpital de Joliette, à la fin de septembre, a accentué aussi la pression sur le gouvernement. M. Legault a changé de ministre responsable des Affaires autochtones quelques semaines plus tard, confiant le dossier à l’ex-policier Ian Lafrenière.