En 2019, Justin Trudeau s’est présenté devant l’électorat affaibli notamment par le scandale SNC-Lavalin et par ses vieilles histoires de blackface, ce qui permettait aux conservateurs d’attaquer le PM sur son éthique et sur son attachement réel aux valeurs progressistes qu’il enfourche à la moindre occasion.

Malgré ça, les conservateurs ont perdu. Et malgré une progression de 22 sièges. Les libéraux gouvernent en minoritaires, mais ils gouvernent.

Le chef conservateur Andrew Scheer, lui, ne s’est même pas fait donner une deuxième chance par sa famille politique après le scrutin : il a été rapidement poussé vers la sortie.

Le pied dans la porte, dimanche, avant la sélection de son successeur Erin O’Toole, M. Scheer s’est défoulé dans un discours empreint d’amertume. Je résume la pensée de M. Scheer sur le Canada actuel – et bien évidemment sur les raisons de sa défaite électorale, selon lui : les médias sont gauchistes, les professeurs d’université sont trop à gauche et la gauche canadienne ressemble à l’URSS des années 80…

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

Erin O’Toole et Andrew Scheer 

Bref, je caricature, mais je reste ce faisant dans le même registre que M. Scheer : on vit à Cuba  !

J’ai l’air d’être exaspéré, mais croyez-moi, je ne le suis pas, en tout cas pas autant que certains conservateurs qui, au nom de l’unité, ne diront pas publiquement que leur chef a dit des conneries avant de partir.

Un discours d’adieu est rarement le moment pour une saine séance d’autocritique et personne ne s’attendait à ce qu’Andrew Scheer parle de sa performance pitoyable au Québec, par exemple, tant sur le fond que sur la forme. 

Dans une langue seconde qu’il baragouine, nous avons pourtant tous compris au débat de TVA que M. Scheer est hostile à l’avortement. Cette hostilité l’a également plombé hors Québec, de même que sur les questions « morales ».

Il n’est pas inutile de rappeler cette frilosité de M. Scheer sur les questions morales comme l’avortement maintenant qu’un nouveau chef arrive à la barre du Parti conservateur…

Erin O’Toole est un catholique qui a dit son opposition à l’avortement, une position personnelle, a-t-il assuré, comme d’autres avant lui. Il ne remet pas en question le droit à l’avortement… Mais il permettrait un vote libre de ses députés sur la question, a-t-il assuré, comme d’autres avant lui. Et c’est une question qui est réglée pour les Canadiens, a assuré M. O’Toole… Comme d’autres avant lui.

On voit mal comment un éventuel premier ministre O’Toole pourrait faire demi-tour et interdire (ou limiter) l’avortement sans déclencher un soulèvement compréhensible, ne serait-ce que chez cette majorité de femmes qui veulent qu’on fiche la paix à leur utérus. Mais le fait est que les questions « morales » comme l’avortement sont encore au cœur des préoccupations de la famille politique qui vient de choisir Erin O’Toole comme chef.

Erin O’Toole a battu Peter MacKay, le favori. C’est un exploit considérable, puisque M. MacKay était vu comme un poids lourd au début de la course. L’aura de M. O’Toole avant cette course n’était pas dans les mêmes stratosphères politiques que celui de M. MacKay.

Mais il y avait deux autres candidats dans cette course : Leslyn Lewis et Derek Sloan, que l’on peut qualifier d’hyper conservateurs et qui ont fait campagne sur les valeurs du conservatisme social, avec tout ce que cela comporte de messages à peine codés pour ceux qui sont anti-avortement, par exemple.

On lit la plateforme de Mme Lewis et on croirait entendre Andrew Scheer, avec son opposition à la taxe carbone, son soutien aux propriétaires d’armes à feu injustement persécutés, une fixation sur le politiquement correct et – encore – des messages codés sur l’avortement. Sans oublier l’ambition de limiter l’aide médicale à mourir.

Quant à M. Sloan, on avait l’impression d’avoir affaire à un troll d’extrême droite sur Twitter, notamment quand il a remis en question la loyauté au Canada de la cheffe de la Santé publique canadienne : M. Sloan s’est demandé si Theresa Tam ne travaillait pas pour la Chine…

PHOTO FRANK GUNN, LA PRESSE CANADIENNE

Leslyn Lewis

Oui, bien sûr, Mme Lewis a perdu. Mais dans les quatre provinces de l’Ouest, Leslyn Lewis a fini première au deuxième tour. Ajoutez à cela ses exploits de financement et le constat est clair : le message de Mme Lewis plaît à de grands pans de l’électorat conservateur…

Au troisième tour, la moitié des 60 000 électeurs de Mme Lewis ont voté pour Erin O’Toole. À peine 10 000 sont allés vers M. MacKay, le candidat le plus progressiste (et 20 000 n’ont transféré leur vote à aucun candidat). Le message est clair, ici aussi : les questions sociales sont importantes pour de grands pans de l’électorat conservateur…

Ce sont ces gens-là qui donnent de l’argent au Parti, qui sortent poser des pancartes, qui font du porte-à-porte avec les candidates locales. Sont-ils majoritaires dans le PCC ? Non.

Mais sans eux, sans leur énergie et sans leur vote, M. O’Toole pourra difficilement gagner une élection, il ne peut pas simplement leur tourner le dos… Comme M. MacKay l’a fait sans ambages, avec le résultat que l’on sait.

C’est le dilemme des conservateurs : plaire à la base figée dans le temps sans faire peur à la moyenne des ours qui ne fait pas une fixation quasi religieuse sur les guns, les fœtus et la fin de vie.

Tous les gens qui votent conservateur dans une élection générale n’ont pas ces fixations. Mais la base conservatrice obsédée par ces questions est impossible à ignorer quand on dirige ce parti. M. O’Toole devra leur envoyer des clins d’œil pour les garder dans la famille.

C’est le dilemme qui a coulé les conservateurs en 2019, avec un chef qui avait bien sûr le charisme d’un assistant-gérant de la section des bains de pied chez Sears, circa 1987.

On verra si ce dilemme peut être résolu par un chef plus énergique, comme M. O’Toole. Mais le dilemme reste néanmoins le même : le Parti conservateur a besoin des gens qui aimaient bien la société de 1957.

>>> Lisez l'article « Erin O’Toole accusé de rester vague sur la question de l’avortement »