(Ottawa) Depuis une semaine, les chroniqueurs politiques de la presse anglophone prennent un malin plaisir à disserter sur l’avenir du ministre des Finances, Bill Morneau, au sein du gouvernement libéral de Justin Trudeau.

Plusieurs d’entre eux ont aussi tiré une conclusion sans appel. Malgré la crise économique provoquée par la pandémie de COVID-19, le grand argentier du pays n’a plus la crédibilité requise pour continuer à diriger le plus important ministère de l’appareil fédéral. Surtout depuis qu’il s’est livré à un acte de contrition rocambolesque devant le Comité permanent des finances, il y a deux semaines.

Alors qu’il s’apprêtait à témoigner devant ce comité, qui examine les liens qui existent entre le premier ministre, certains ministres libéraux et l’organisme de bienfaisance WE Charity (UNIS en français), M. Morneau a dévoilé qu’il venait de signer un chèque personnel de 41 000 $ à l’organisme en question pour des frais de voyage au Kenya et en Équateur qu’on avait payés à sa famille en 2017.

Ces aveux tardifs, qui font maintenant partie de l’enquête élargie que mène le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, Mario Dion, sur l’affaire WE Charity, ont donné des munitions inattendues aux partis de l’opposition, qui se délectent déjà à l’idée d’avoir la tête d’un ministre aussi important 10 mois après les dernières élections fédérales.

Le Parti conservateur, le Bloc québécois et le Nouveau Parti démocratique faisaient déjà leurs choux gras de la décision de M. Dion de lancer une enquête sur Justin Trudeau et Bill Morneau parce qu’ils avaient omis de se récuser du cabinet quand il avait été question d’accorder un contrat sans appel d’offres à WE Charity pour distribuer près de 900 millions de dollars en bourses afin d’encourager les jeunes à faire du bénévolat en temps de pandémie.

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre Justin Trudeau a comparu le 30 juillet devant le Comité permanent des Finances de la Chambre des communes, au sujet de l’affaire WE Charity.

L’affaire a pris l’allure d’un scandale politique à haut niveau parce que des membres de la famille de M. Trudeau et de celle du ministre des Finances ont été payés par l’organisme. La mère du premier ministre, Margaret Trudeau, et son frère Alexandre Trudeau ont prononcé des discours à des évènements de WE Charity au cours des dernières années et ont touché des paiements totalisant 352 000 $. Dans le cas du ministre Morneau, l’une de ses filles est actuellement employée de WE Charity. MM. Trudeau et Morneau ont admis qu’ils n’auraient pas dû participer aux discussions du Cabinet dans ce dossier. Ils ont aussi présenté leurs excuses pour ce moment d’égarement.

Les Canadiens suivent l’affaire, selon un sondage

Minoritaires aux Communes, les libéraux ont perdu des plumes dans les sondages depuis que Bill Morneau a donné un nouvel élan à ce scandale. Même si le déconfinement est bien amorcé partout au pays, et que la saison du BBQ bat son plein, l’affaire WE Charity est loin de passer sous le radar des électeurs. La firme de sondage Abacus Data a révélé la semaine dernière que 47 % des Canadiens disaient suivre l’affaire de près ou de très près et que 34 % affirmaient en avoir entendu parler. Pis encore, 35 % des personnes interrogées croient que Bill Morneau doit démissionner. Seulement 16 % des répondants soutiennent qu’il doit demeurer en poste, tandis que 48 % disent ne pas avoir suffisamment d’informations pour trancher la question.

L’odeur d’un remaniement ministériel commence à se répandre dans les officines libérales à Ottawa. « Ça sent le remaniement depuis quelques jours. Je vois mal comment le premier ministre pourrait éviter un tel exercice », a-t-on indiqué lundi dans les rangs libéraux.

Alors qu’il est lui-même dans la ligne de mire du commissaire à l’éthique pour la troisième fois depuis 2015, Justin Trudeau a alimenté les rumeurs d’un jeu de chaise musicale la semaine dernière en défendant du bout de lèvres son ministre des Finances. « Évidemment » que son ministre a commis « une erreur » en omettant de rembourser pendant trois ans les frais des voyages de sa famille au Kenya et en Équateur. Le premier ministre a révélé qu’il ignorait tout de cette histoire.

En coulisses, on raconte que des tensions sont apparues entre M. Trudeau, ses proches collaborateurs et le bureau de Bill Morneau au cours des derniers mois. Deux exemples sont évoqués : l’insistance du premier ministre d’accorder un paiement spécial de 2,5 milliards aux personnes âgées durant la pandémie et la nomination d’un nouveau gouverneur de la Banque du Canada. Dans le premier cas, Bill Morneau jugeait que l’aide supplémentaire n’était pas justifiée. Dans le cas du nouveau gouverneur, le ministre des Finances avait dans sa ligne de mire Tiff Macklem, qui a finalement obtenu le poste, tandis que la chef de cabinet de Justin Trudeau, Katie Telford, insistait pour que l’on y nomme une femme pour la première fois de l’histoire, soit la sous-gouverneure Carolyn A. Wilkins.

Qui pourrait prendre la place de Morneau ?

Qui pourrait prendre la barre du ministère des Finances au pied levé pour assurer une transition en douceur alors que l’économie canadienne peine à se relever de la crise provoquée par la pandémie ? Quatre noms sont évoqués : le ministre des Affaires étrangères François-Philippe Champagne, la vice-première ministre Chrystia Freeland — deux ministres qui entretiennent l’ambition de diriger le Parti libéral du Canada un jour —, le président du Conseil du Trésor Jean-Yves Duclos et l’ancien gouverneur de la Banque du Canada et de la Banque d’Angleterre Mark Carney.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

François-Philippe Champagne, ministre des Affaires étrangères

La nomination de François-Philippe Champagne, ministre au parcours sans reproche et qui est apprécié de tous, même des partis de l’opposition, pourrait s’avérer la solution la moins douloureuse pour le premier ministre. Ayant évolué dans le secteur privé à l’étranger pendant près de 20 ans avant de se faire élire en 2015, M. Champagne a gravi les échelons rapidement depuis son entrée en politique fédérale. Il a été secrétaire parlementaire du ministre des Finances pendant un an (il connaît donc les cycles budgétaires sur le bout des doigts) avant d’aboutir au Commerce international en janvier 2017. Il a également été ministre des Infrastructures et des Collectivités avant d’aboutir aux Affaires étrangères en novembre dernier. Bill Morneau pourrait aussi être muté aux Affaires étrangères après un séjour de cinq ans aux Finances — une nomination qui aurait moins l’air d’un purgatoire pour un ministre qui risque de se faire taper sur les doigts pour la deuxième fois par le commissaire à l’éthique.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Chrystia Freeland, Vice-première ministre et ministre des Affaires intergouvernementales

S’il désire profiter de l’occasion pour marquer un grand coup, Justin Trudeau pourrait se tourner à nouveau vers Chrystia Freeland, devenue au fil des ans son véritable bras droit au sein du gouvernement. Mme Freeland, qui s’est distinguée dans le dossier des négociations visant à moderniser l’ALENA avec l’administration Trump et le Mexique, deviendrait la toute première femme à occuper le prestigieux poste. Mme Freeland vient aussi de la région de Toronto — forteresse libérale qui doit être protégée à tout prix si les libéraux veulent conserver le pouvoir au prochain scrutin.

Mais s’il veut éviter de donner l’impression de favoriser quiconque dans une éventuelle course à la direction du parti, M. Trudeau pourrait aussi s’en remettre à un autre ministre, le président du Conseil du Trésor, Jean-Yves Duclos. Économiste de formation, apôtre d’un gouvernement interventionniste, M. Duclos a d’ailleurs été associé de près à l’élaboration des programmes d’aide d’urgence mis en œuvre par le gouvernement Trudeau durant la pandémie. Calme et lucide durant la crise, il est aussi le coprésident du comité du cabinet sur la COVID-19.

Mark Carney représente une autre option qui fait rêver de nombreux libéraux. Fort de son expérience à la tête de la Banque du Canada durant la grande récession de 2008-2009 et celle de la Banque d’Angleterre durant le Brexit, Mark Carney pourrait rassurer Bay Street et le monde des affaires. Certains libéraux avaient tenté, en vain, de le convaincre de briguer la direction du Parti libéral du Canada contre Justin Trudeau en 2012. Mark Carney, qui a accepté d’agir comme envoyé spécial de l’ONU pour le climat cette année, compte publier d’ici l’an prochain un nouveau livre explicitant sa vision d’une économie post-pandémique plus équitable. Indépendant de fortune et âgé de 55 ans, M. Carney a su résister jusqu’ici aux pressions pour se lancer en politique.

Chose certaine, les partis de l’opposition ne cesseront pas de réclamer la démission du ministre des Finances. La décision de remanier ou pas son cabinet appartient à Justin Trudeau et à lui seul. Mais dans la capitale fédérale, on tient déjà pour acquis que Bill Morneau ne présentera pas le prochain budget fédéral.