La construction d'un nouveau pont enjambant le Saint-Laurent n'apparaissait pas sur l'écran radar des conservateurs de Stephen Harper quand ils ont été reportés au pouvoir le 2 mai 2011. Ce gigantesque projet a pourtant été annoncé 156 jours plus tard. À quelques semaines de l'ouverture officielle du pont Samuel-De Champlain, l'ex-ministre des Transports Denis Lebel et son chef de cabinet de l'époque racontent pour la première fois les tractations qui ont précédé sa naissance.

Son bureau a reçu près de 5000 lettres de contribuables qui l'imploraient de faire payer la facture de plus de 4 milliards de dollars du nouveau pont Champlain par les usagers de la région de Montréal. Beaucoup allaient même jusqu'à remettre sévèrement en cause la décision du gouvernement fédéral de se lancer dans un tel projet.

À quelques semaines de l'ouverture officielle du nouveau pont Champlain, l'ancien ministre des Transports, de l'Infrastructure et des Collectivités au sein du gouvernement conservateur de Stephen Harper, Denis Lebel, et son chef de cabinet de l'époque, Yan Plante, lèvent le voile sur les tensions et les tractations qui ont mené à la naissance du plus grand chantier de construction au Canada des dernières années.

Dès sa nomination au ministère des Transports, le 19 mai 2011, Denis Lebel était conscient qu'il devrait jouer à l'équilibriste pour lancer rapidement le projet de construction d'un nouveau lien entre la ville de Montréal et la Rive-Sud.

« La chose à faire dans l'intérêt public, c'est de construire un nouveau pont », a déclaré Denis Lebel à son proche collaborateur dans les jours suivant son arrivée au ministère des Transports.

Mais Denis Lebel savait fort bien que le contexte politique était loin d'être favorable. Minoritaires à la Chambre des communes depuis leur première victoire en 2006, les conservateurs de Stephen Harper avaient finalement obtenu un mandat majoritaire des électeurs le soir du 2 mai 2011. Cette victoire, ils l'avaient obtenue à leur troisième tentative sans faire élire, cette fois encore, un seul député conservateur dans la région de Montréal. Pis encore, ils l'avaient arrachée en faisant des gains importants en Ontario et en perdant 5 des 10 sièges qu'ils détenaient au Québec.

En outre, le Parti conservateur, qui avait fait campagne en misant sur le slogan « Ma région au pouvoir », était la seule formation politique à ne pas avoir promis de construire un nouveau pont -, un dossier qui avait été un enjeu important dans la métropole. Il s'était plutôt engagé à y faire les réparations nécessaires pour le maintenir en bon état.

« Il peut y avoir une différence entre ce que promet un parti en campagne et un individu quand il accède à un ministère. » - Yan Plante, ancien chef de cabinet de Denis Lebel

Priorité à la lutte contre le déficit

Enfin, le gouvernement Harper avait fait de la lutte contre le déficit une priorité absolue de son nouveau mandat, après avoir ouvert le robinet des dépenses pour relancer l'économie canadienne, malmenée par une crise économique mondiale en 2008-2009. Convaincre ses collègues du cabinet d'appuyer un projet de plusieurs milliards de dollars, alors que tous étaient soumis à un régime minceur, s'annonçait comme une mission périlleuse. D'autant que les cinq députés conservateurs du Québec ne représentaient désormais que 3 % de la députation conservatrice élue à Ottawa.

En lisant son cahier de breffage préparé par les fonctionnaires de son nouveau ministère, Denis Lebel a constaté avec étonnement que la construction d'un nouveau pont Champlain ne faisait pas partie des enjeux prioritaires de Transports Canada. Exception faite de quelques études démontrant que la durée de vie du pont actuel pourrait être moins longue que prévu, ce dossier n'apparaissait nulle part sur l'écran radar du Ministère.

Mais cela n'empêchait pas le ministre d'y réfléchir, d'autant que durant la campagne électorale, des députés libéraux de la région de Montréal, Denis Coderre en tête, avaient multiplié les sorties où ils mettaient en doute la sécurité du pont.

Yan Plante se souvient alors de la toute première directive que lui a lancée son patron dans les jours suivant sa prestation de serment. « Je veux le faire. Il faut le faire. Il faut construire un nouveau pont Champlain. Il faut s'élever au-dessus de la politique partisane », lui a lancé son patron.

La directive était claire. Mais la voie à suivre pour y arriver l'était moins. Sa réponse au ministre constituait aussi une sorte de mise en garde. « On ne réussira pas à convaincre vos collègues et le reste de la machine gouvernementale avec des émotions. Il va nous falloir des faits incontestables. Il va falloir que votre plan soit tellement solide que le premier ministre et vos collègues du cabinet seront convaincus comme vous l'êtes en ce moment que c'est la seule chose à faire », lui a-t-il dit.

Le péage, l'argument massue

À Ottawa, si l'on veut faire avancer un dossier aussi gigantesque que la construction d'un nouveau pont de plus de 4 milliards de dollars, il faut s'assurer que tous les ministres ayant leur mot à dire soient d'accord, que les chefs de cabinet de ces ministres soient dans le coup et que les hauts fonctionnaires en fassent une priorité.

« Un ministre, aussi puissant soit-il, n'approuve pas un projet qui pourrait coûter plusieurs milliards de dollars comme ça, sans l'appui de ses collègues. » - Yan Plante

Ayant décidé d'en faire la priorité du Ministère, Denis Lebel, Yan Plante et la sous-ministre des Transports de l'époque, Yaprak Baltacıoğlu, ont alors convenu de s'attaquer à cette tâche. Mais avant de mobiliser la machine gouvernementale, il fallait bien convaincre le premier ministre Stephen Harper. C'était la première mission de Denis Lebel.

L'un des arguments qui ont pesé lourd dans la balance a été l'installation d'un poste de péage sur le nouveau pont. Le principe d'utilisateur-payeur était à la mode en ces temps d'austérité à Ottawa. Aussi, le projet serait construit en utilisant la nouvelle formule du PPP - le partenariat public-privé -, formule qui avait aussi la cote auprès du ministre des Finances de l'époque, le regretté Jim Flaherty.

« Parole de bleuet »

« Denis Lebel ne s'est pas levé un matin en voulant soulever la grogne chez les usagers du pont Champlain. Il savait qu'il avait besoin du principe d'un péage modeste pour avoir l'appui de ses collègues du gouvernement et de la population dans le reste du Canada », a indiqué Yan Plante.

L'ex-chef de cabinet soutient que Denis Lebel « a accepté de prendre un coup politique personnel pour assurer ce qui était le plus important pour la population : la construction d'un nouveau pont. Les gens n'ont pas idée des insultes qu'il a reçues ».

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

L'ancien ministre des Transports Denis Lebel

Les insultes ont en effet été nombreuses. Même durant des vacances au Mexique, Denis Lebel se faisait apostropher par des touristes montréalais. « Tiens, voilà le ministre du Péage », s'est-il notamment fait dire par l'un d'entre eux.

Au milieu de l'été 2011, après de nombreuses rencontres avec les représentants des ministères clés pour étoffer le dossier, Denis Lebel sortait tout sourire d'un tête-à-tête avec Stephen Harper. La construction d'un pont était le principal sujet à l'ordre du jour. Il avait obtenu la bénédiction du premier ministre. À la fin de septembre, le cabinet l'approuvait à son tour. La décision du gouvernement Harper serait annoncée le 5 octobre - 140 jours après la nomination de Denis Lebel au ministère des Transports.

« Parole de Bleuet. Il y aura un nouveau pont sur le Saint-Laurent », a alors lancé M. Lebel ce jour-là en conférence de presse à Montréal.

Huit ans plus tard, le péage n'est toutefois plus au programme, tel que promis par Justin Trudeau lors de la dernière campagne électorale. Dès décembre 2015, le nouveau ministre fédéral de l'Infrastructure, Amarjeet Sohi, a annoncé qu'il n'y aurait pas de péage sur le nouveau pont Champlain.

Le péage pour faire passer la pilule

La décision du gouvernement Harper d'imposer le péage sur le futur pont Champlain était la seule façon d'obtenir une « certaine acceptabilité » du projet dans le reste du pays, selon Yan Plante. À l'époque, le gouvernement fédéral était aussi en train de plancher sur la construction d'un autre pont, reliant Windsor et Detroit et crucial pour le commerce entre le Canada et les États-Unis, où il y aurait aussi un poste de péage. L'ancien maire Gérald Tremblay plaidait aussi pour un péage non seulement sur le nouveau pont, mais aussi sur l'ensemble des ponts de la métropole. « Partout au Canada, y compris au Québec à l'extérieur de Montréal, on m'arrêtait sur la rue pour me dire de ne pas lâcher et de faire payer le pont par les Montréalais. Il y avait clairement cette tension entre le reste du Québec et Montréal, puis entre le reste du Canada et Montréal sur cet enjeu », a souligné l'ex-ministre Denis Lebel.

La gestion du projet par le ministère des Transports

Pour s'assurer que le projet avance rondement, Denis Lebel a décidé dès le départ de rapatrier la gestion du projet de construction sous son ministère, même s'il n'avait pas toute l'expertise à l'interne. En principe, la société Les Ponts Jacques Cartier et Champlain incorporée aurait dû hériter de ce projet. Mais cette société relevait de la Société des ponts fédéraux, qui, elle, était chapeautée par le ministère des Transports. L'ancien ministre craignait donc que le projet ne s'embourbe dans des délais administratifs. Il avait un échéancier serré en tête pour l'ouverture du nouveau pont, soit décembre 2018. Et il veillait au grain. Entre septembre 2011 et 2015, il a tenu une réunion hebdomadaire qui rassemblait les principaux responsables du dossier afin de faire le point. Cette réunion durait en moyenne de une heure et demie à deux heures, et chacun était soumis à une obligation de résultat : faire avancer le dossier dans son champ de compétence. Muté au ministère des Affaires intergouvernementales en 2013, M. Lebel a malgré tout conservé la gestion du dossier du pont Champlain.

Pas le temps pour un concours d'architecture

Alors que le projet progressait, des voix se faisaient de plus en plus entendre pour que le gouvernement fédéral lance un concours d'architecture international pour que l'on profite de cette occasion unique d'ériger un pont qui pourrait être reconnu sur la scène internationale pour sa « créativité maximale » en matière de design. Mais le ministre n'était pas gagné à l'idée. « Il faut se rappeler le contexte. On construisait un nouveau pont parce que le pont actuel atteignait la fin de sa durée de vie. On n'avait pas le luxe de s'embarquer dans un concours international qui aurait pu prendre des mois, voire deux à trois ans. On se battait contre la montre », a confié Denis Lebel. Pour rassurer les sceptiques au sujet de la beauté du pont, l'équipe du projet a décidé de se tourner vers l'un des architectes les plus reconnus dans le monde, le Danois Poul Ove Jensen, qui a participé à la conception de plus de 200 ponts dans le monde.

La controverse entourant le nom

Si Denis Lebel est satisfait de voir que le nouveau pont est sur le point d'être ouvert à la circulation, il conserve un souvenir amer de la controverse entourant le choix du nom. Étant donné que le gouvernement fédéral s'apprêtait à honorer la mémoire d'une autre légende du hockey en nommant le nouveau pont entre Windsor et Detroit pont Gordie-Howe, l'idée d'honorer la mémoire du joueur de hockey du Canadien Maurice Richard, géant de l'histoire moderne du Québec, sans toutefois porter ombrage à Samuel de Champlain a germé. Parallèlement, on nommerait le port de Montréal Port Samuel-De Champlain pour donner une connotation économique et de navigation à l'explorateur français. M. Lebel a consulté la famille Richard pour obtenir son aval. L'organisation du Canadien a aussi été mise dans le coup. Mais une fuite dans les médias a fait déraper le débat. « C'est l'un des éléments qui me dérangent encore dans le dossier du nouveau pont. L'histoire sur le nom est partie tout croche et ce n'était pas possible de faire autre chose que d'arrêter le projet, par respect pour la famille Richard et pour Champlain », a dit M. Lebel.

IMAGE FOURNIE PAR INFRASTRUCTURE CANADA, ARCHIVES LA PRESSE

Esquisse du nouveau pont sur le Saint-Laurent fournie avant le début des travaux