(Ottawa) Le ministère de la Justice a manœuvré afin de s’assurer qu’un avocat lié au Parti libéral du Canada (PLC) décroche un contrat de consultation qui lui a rapporté des honoraires de 711 $ l’heure.

Selon ce que démontre une enquête commune de La Presse et du quotidien The Globe and Mail, la sous-ministre à la Justice, Nathalie Drouin, était prête à confier ce contrat à la firme d’avocats McCarthy Tétrault sans passer par un appel d’offres en octobre 2017.

Il était alors prévu depuis déjà deux mois que le projet serait piloté par Awanish Sinha, qui se décrit lui-même sur sa page professionnelle comme l’avocat du Parti libéral du Canada durant la campagne électorale de 2015.

PHOTO TIRÉE DE TWITTER

Seamus O'Regan, ministre des Services aux Autochtones (à gauche), Catherine McKenna, ministre de l'Environnement, et Awanish Sinha

Lui accorder ce mandat de gré à gré aurait contrevenu aux règles entourant l’attribution de contrats fédéraux, même si le ministère de la Justice dispose d’une certaine latitude s’il s’agit de contrats pour des services juridiques.

Alors que le contrat était sur le point d’être accordé, en novembre 2017, le ministère de la Justice y est allé d’un rétropédalage en lançant ce qui a été décrit à l’interne comme un appel d’offres « informel » par courriel. Cette volte-face est survenue après qu’un média eut posé des questions sur l’attribution de ce contrat.

Le Ministère a ainsi invité cinq firmes d’avocats à proposer leurs services dans un délai de 10 jours. Seul McCarthy Tétrault a répondu à temps. Le contrat lui a finalement été attribué le 18 décembre 2017.

Proposition de McCarthy Tétrault

C’est la firme McCarthy Tétrault elle-même qui avait pris contact avec la sous-ministre de la Justice Nathalie Drouin le 14 août 2017 pour lui offrir des services de consultation, selon l’enquête de La Presse et du Globe and Mail.

La sous-ministre a donné son feu vert au projet le 13 octobre 2017, sans lancer un appel d’offres. « La sous-ministre est d’accord pour travailler avec McCarthy […]. La prochaine étape serait d’avoir une proposition finale d’une page de McCarthy qui nous permettrait de compléter la déclaration de travail. Le contrat total ne peut excéder 100 000 $ (taxes comprises) », a écrit le bureau de Mme Drouin, dans un courriel envoyé à la firme McCarthy Tétrault.

Le contrat de consultation en question visait à réformer « les évaluations des risques significatifs » au sein du ministère de la Justice. La firme avait convaincu la sous-ministre d’y instaurer une nouvelle « culture d’affaire axée sur le client ».

La proposition de McCarthy Tétrault a généré plusieurs échanges de courriels entre le bureau de Mme Drouin et le bureau torontois de la firme d’avocats, selon nos documents.

Les règles « ont été suivies »

Un porte-parole du ministère de la Justice, Ian McLeod, a confirmé dans un courriel à La Presse que le Ministère a songé, a priori, à accorder ce contrat sans appel d’offres. « Dans le cadre de ce processus, les options de nomination par voie de concours ou de fournisseur unique ont été envisagées », a-t-il indiqué.

Le porte-parole a assuré que les règles de passation de marché et les politiques « ont été suivies ». « Le travail dans ce contrat a uniquement porté sur les “évaluations des risques significatifs”, une priorité de la vision de la sous-ministre », a-t-il précisé.

Mais cette façon de procéder fait sourciller le professeur de droit public de l’École nationale d’administration publique (ENAP) Nicholas Jobidon.

« Il pourrait y avoir l’apparence d’un avantage informationnel en faveur de McCarthy Tétrault, qui est l’originateur du projet, versus les soumissionnaires invités. »

— Nicholas Jobidon

« Le but de l’appel d’offres est de favoriser la concurrence alors si un soumissionnaire possède plus d’information que les autres, ça dénature le processus », dit-il.

Interrogé au sujet du délai accordé aux firmes invitées, M. Jobidon admet qu’il est difficile de se prononcer. «  Si c’était un appel d’offres très simple, le délai m’apparaît raisonnable. Par contre, dans la mesure où il s’agit d’un appel d’offres complexe et dans le contexte où McCarthy Tétrault aurait eu un avantage, la saine gestion du contrat commanderait un délai aussi long que raisonnablement possible pour permettre aux autres soumissionnaires de rattraper leur retard », soutient M. Jobidon.

Le Règlement fédéral sur les marchés de l’État exige « que l’on fasse des demandes de soumissions concurrentielles avant de conclure tout contrat », à quelques exceptions près qui ne s’appliquent pas dans le cas présent.

Avocats proches des libéraux

L’appel d’offres « informel » n’a donc pas changé la donne. Le mandat a été confié à son instigateur, McCarthy Tétrault. L’avocat Awanish Sinha en a pris les commandes.

M. Sinha milite au sein du PLC depuis quelques années et a participé à de nombreuses activités de financement du parti, encore récemment. Sur les réseaux sociaux, on l’a vu s’afficher aux côtés de libéraux influents tels que Gerald Butts, l’ex-secrétaire principal de Justin Trudeau, ou encore les ministres Catherine McKenna et Seamus O’Regan.

PHOTO TIRÉE DE TWITTER

Awanish Sinha (à gauche) et Gerald Butts, ex-secrétaire principal de Justin Trudeau

Un autre avocat ayant des liens avec le PLC, Adam Goldenberg, a aussi travaillé sur ce contrat, qui a atteint une valeur totale de 75 000 $. M. Goldenberg, qui a touché des honoraires de 527 $ l’heure, a déjà été rédacteur de discours au bureau de l’ancien chef libéral Michael Ignatieff.

Au ministère de la Justice, le porte-parole Ian McLeod a indiqué que ce contrat n’a pas été approuvé par l’ancienne ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, qui était en poste à l’époque. Il a précisé que bon nombre des approbations de contrats de ce genre sont déléguées à la sous-ministre ou à d’autres hauts fonctionnaires du ministère de la Justice.

M. McLeod a toutefois refusé de confirmer le nom des avocats qui ont effectué le travail dans le cadre de ce contrat. « Les membres d’équipe des mandataires, les détails de leur mandat, et leurs taux horaires sont protégés par le secret professionnel, et nous ne pouvons fournir d’autres détails, parce qu’ils sont protégés par le secret professionnel et le privilège relatif au litige », a-t-il affirmé.

Mais l’avocat Awanish Sinha n’hésite pas à écrire sur sa page professionnelle qu’il conseille le ministère de la Justice relativement à la « modernisation de la gestion des risques ».

Pas de commentaires

La firme McCarthy Tétrault a refusé de faire quelque commentaire que ce soit en lien avec ce contrat. « En ce qui concerne votre requête, la politique de McCarthy Tétrault est de ne jamais commenter les mandats ou les clients que nous avons ou n’avons pas », a indiqué dans un courriel Trevor Hampden.

Joint par téléphone, l’avocat Awanish Sinha a refusé de répondre aux questions de La Presse. Pour sa part, Adam Goldenberg n’a pas donné suite à nos courriels.

Au bureau du premier ministre, une porte-parole, Chantal Gagnon, a indiqué dans un courriel que « McCarthy Tétrault a représenté le premier ministre sur des enjeux légaux dans le passé, mais ne fournit actuellement aucun service juridique au premier ministre ». Elle a toutefois refusé de préciser si M. Sinha l’avait déjà représenté.

Le directeur principal des communications du PLC, Braeden Caley, a indiqué que M. Sinha n’occupe actuellement pas de fonctions au sein du parti.

Qui est Awanish Sinha ?

Diplômé de l’Université McGill, Awanish Sinha est associé au sein du groupe litige de McCarthy Tétrault à Toronto. En 2014, Justin Trudeau a prononcé le discours d’ouverture d’un gala à Toronto au cours duquel M. Sinha s’est vu remettre le prix d’excellence juridique de la part de la South Asian Bar Association pour souligner « ses réalisations professionnelles et sa contribution au milieu juridique ». Durant la campagne électorale de 2015, il a agi à titre d’avocat de Toronto pour le Parti libéral du Canada. Sur sa page professionnelle, il indique qu’il conseille des clients tels que Uber, LCBO (la société ontarienne des alcools) et l’Ontario Cannabis Stores. M. Sinha indique aussi qu’il détient une expertise en ce qui a trait aux obligations dans le domaine politique, notamment le respect des règles en matière d’éthique, de conflit d’intérêts, et le financement des partis politiques.

Le fil des événements

14 août 2017

La firme McCarthy Tétrault prend contact avec la sous-ministre à la Justice, Nathalie Drouin, pour lui offrir des services de consultation.

13 octobre 2017

Dans une note interne, la sous-ministre se dit prête à accorder le contrat à McCarthy Tétrault.

27 novembre 2017

Le ministère de la Justice lance un appel d’offres « informel » pour le contrat par courriel, invitant cinq firmes à soumissionner.

18 décembre 2017

Le contrat est accordé à McCarthy Tétrault.