Ottawa - L'ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould aura été une épine dans le pied de Justin Trudeau jusqu'à la dernière minute de son appartenance au caucus libéral.

Elle a torpillé l'annonce du premier ministre devant ses troupes, convoquées à une réunion extraordinaire afin de connaître le sort qu'il réservait à Mme Wilson-Raybould et à sa collègue démissionnaire du cabinet Jane Philpott. Trente minutes avant que Justin Trudeau prenne la parole devant les caméras, elle a annoncé sur Twitter que le premier ministre l'avait expulsée du caucus libéral et dépouillée de son droit de porter les couleurs du parti dans la circonscription de Vancouver Granville.

Jane Philpott a préféré attendre que son ancien patron confirme sa décision avant de publier une longue déclaration sur sa page Facebook.

Aux yeux de la grande majorité des libéraux, Justin Trudeau a pris la bonne décision hier. À tour de rôle, les ministres et les députés ont poussé un soupir de soulagement devant les journalistes, eux qui étaient exaspérés d'avoir à composer quotidiennement avec cette controverse, maintes fois alimentée par les sorties fracassantes de Jody Wilson-Raybould ou une entrevue-choc de Jane Philpott au magazine Maclean's.

La conversation téléphonique que Mme Wilson-Raybould a eue avec le greffier du Conseil privé Michael Wernick, enregistrée à son insu et rendue publique la semaine dernière, était le prétexte idéal pour mettre fin à la récréation. 

Il faut dire que Justin Trudeau a été poussé dans ses derniers retranchements non pas par les sorties des députées dissidentes, mais par son propre caucus.

Il était étonnant de voir hier la confusion qui régnait quant à la tenue de la réunion extraordinaire du caucus libéral. Des messages contradictoires ont été envoyés aux députés. Plusieurs d'entre eux ont appris qu'une réunion avait lieu grâce aux médias.

Le premier ministre a convenu que les dernières semaines ont été « difficiles » pour les troupes libérales, qu'il avait fait preuve de patience envers ses deux anciennes ministres et qu'il avait vainement entretenu l'espoir de conserver au sein du giron libéral celles qui avaient été décrites comme des candidates vedettes au dernier scrutin.

Devant ses troupes, Justin Trudeau a rappelé les années de tensions qui ont marqué le Parti libéral entre différentes factions, en particulier durant l'époque de Jean Chrétien.

« L'ancien Parti libéral était reconnu pour ses guerres intestines. Des gens faisant partie de la même équipe s'identifiaient autrefois non pas en tant que libéraux, mais en tant que libéraux avec un trait d'union. Sous mon leadership, je me suis engagé à changer cela. Les guerres civiles au sein des partis causent d'incroyables dommages, parce qu'ils envoient le signal aux Canadiens que nous nous intéressons davantage à nous-mêmes qu'à leur bien-être », a-t-il laissé tomber.

Justin Trudeau avait fait les mêmes remontrances aux troupes libérales en avril 2013, le soir de sa victoire sans appel dans la course à la direction. « Ça m'importe peu si vous croyez que mon père était exceptionnel ou arrogant. Ça m'importe peu si vous êtes un libéral de Chrétien, un libéral de Turner, un libéral de Martin ou n'importe quel autre type de libéral. L'ère des clans au sein des libéraux prend fin dès maintenant, ce soir », avait-il alors décrété.

La question qui était sur toutes les lèvres hier soir était de savoir si l'expulsion des dissidentes permettrait de mettre fin à l'hémorragie, à sept mois des élections fédérales.

Certains croient que Justin Trudeau aurait dû prononcer son discours d'hier soir le mois dernier, voire il y a six semaines, afin de mettre fin à la crise qui secoue son gouvernement.

« Tuer un poulet pour effrayer les singes », dit le proverbe chinois, pour expliquer que parfois, il faut punir une personne pour montrer aux autres qui dirige.

Plusieurs observateurs de la scène politique fédérale soutenaient hier soir que l'ancien premier ministre libéral Jean Chrétien ou l'ex-premier ministre conservateur Stephen Harper n'auraient jamais enduré une telle crise pendant deux mois.

La gestion de crise fait partie des qualités d'un chef qui récolte du succès. À cet égard, cette crise qui a fait capoter la stratégie libérale à l'approche des élections et qui n'est pas forcément terminée, malgré l'annonce d'hier, a affaibli le leadership de Justin Trudeau.

En expulsant tardivement Jody Wilson-Raybould, la toute première femme d'origine autochtone à diriger le ministère de la Justice, le premier ministre pourrait avoir perdu le capital de sympathie qu'il avait accumulé depuis son arrivée au pouvoir en multipliant les gestes pour favoriser une réelle réconciliation entre les Premières Nations et le gouvernement fédéral.

En montrant aussi la porte de sortie à Jane Philpott, qui était médecin avant de faire le saut en politique fédérale en 2015 et qui a montré ses talents en dirigeant des ministères de première importance comme la Santé, les Services aux Autochtones et le Conseil du Trésor, au point de s'attirer le respect de ses pairs et de ses adversaires, le premier ministre essuiera de nombreuses critiques, à tort ou à raison, sur le traitement réservé aux femmes.

Depuis l'éclatement de cette affaire, le 7 février, le Parti libéral a vu ses  appuis chuter dans les intentions de vote, ce qui a permis au Parti conservateur de prendre les devants alors que le compte à rebours électoral est bien enclenché.

Le Parti conservateur récolte en effet 36,2 % des appuis à l'échelle nationale, contre 31,7 % au Parti libéral et 16,3 % au NPD, selon une moyenne d'une panoplie de sondages menés au cours des derniers jours compilée par l'analyste Éric Grenier du réseau CBC.

Il reste encore du temps aux libéraux pour renverser la vapeur. Justin Trudeau a démontré durant la dernière bataille électorale qu'une solide campagne compte plus que jamais. Mais l'affaire SNC-Lavalin a produit son lot de rebondissements. Et il y a fort à parier que ni Jody Wilson-Raybould ni Jane Philpott n'ont dit leur dernier mot.

Leur expulsion ne les réduira pas au silence pour autant.