Dans un « appel à la raison », la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) met en garde le gouvernement Legault contre l'utilisation de la clause dérogatoire pour blinder juridiquement son projet de loi sur la laïcité, attendu jeudi.

Ce projet de loi vise à proscrire le port de signes religieux pour les enseignants et les représentants de l'État ayant un pouvoir de coercition (policiers, gardiens de prison, procureurs de la Couronne et juges). C'est une promesse électorale de la Coalition avenir Québec.

Pour éviter les contestations judiciaires, le gouvernement Legault aurait recours à la clause de dérogation aux chartes des droits - dont celle du Québec, qui est sous la responsabilité de la CDPDJ. Le gouvernement veut éviter de déclencher une saga judiciaire qui durerait des mois, voire des années.

Utiliser la clause dérogatoire est « un geste sérieux qui doit être entrepris avec la plus grande circonspection », prévient toutefois le président Philippe-André Tessier dans une entrevue accordée à La Presse.

« Avant de déroger aux droits et libertés contenus dans la Charte, il est essentiel que le législateur évalue l'objectif qu'il poursuit. Pour la Commission, bien que ce pouvoir soit prévu à la Charte, ce sont des circonstances exceptionnelles qui devraient justifier l'utilisation de la disposition dérogatoire. »

Il était par exemple justifié de l'utiliser pour déroger au droit à la représentation par avocat prévu à la charte afin de créer la Cour des petites créances, dit-il à titre d'exemple. « Le but très précis » était de faciliter l'accès à la justice aux citoyens concernant des litiges de faible nature, pour lesquels la présence d'avocats n'était pas jugée nécessaire.

Or, la CDPDJ sert une « mise en garde contre l'utilisation d'une clause [dérogatoire] dans [le] contexte » d'une interdiction du port de signes religieux. « Parce que ce contexte-là vise à restreindre des droits », ajoute M. Tessier. La mesure « contrevient au droit à l'égalité fondé sur le motif de liberté de religion ».

« Les personnes visées, qui peuvent être de religion juive, sikhe, musulmane ou autre, vont se retrouver devant un choix qui est contraire au droit à l'égalité réelle : contrevenir à une croyance sincère de leur religion ou risquer une conséquence. »

La CDPDJ s'était également opposée au projet de charte des valeurs du Parti québécois, mais aussi à la loi 62 du gouvernement Couillard, prévoyant que les services publics doivent être donnés et reçus à visage découvert. Cette dernière mesure est contestée devant les tribunaux, et son application est suspendue.

« La neutralité religieuse de l'État s'applique d'abord aux institutions, et non pas aux individus », fait valoir le président de la CDPDJ. Le port d'un signe religieux ne remet pas en cause l'obligation d'impartialité d'un agent de l'État, selon lui.

Le projet de loi ne serait pas plus acceptable à ses yeux avec l'ajout d'une clause de droits acquis, mesure permettant d'éviter le congédiement d'un employé actuel qui ne se plierait pas à l'interdit. La « barrière » serait à l'entrée à l'emploi et resterait discriminatoire, plaide-t-il.

Spécialistes et avocats aussi défavorables

Comme La Presse le rapportait la semaine dernière, tous les spécialistes du ministère de la Justice, les avocats du gouvernement, sont défavorables au projet de loi qui sera déposé par le ministre de l'Immigration, de la Diversité et de l'Inclusion, Simon Jolin-Barrette.

Philippe-André Tessier tient à faire « un appel au calme et un appel à la raison », au moment où les parlementaires s'apprêtent à débattre à nouveau de ce sujet « assez [délicat] » et « extrêmement émotif ».

« Les gens ont l'impression que la liberté de religion est illimitée. Que parce qu'elle est inscrite à la charte, elle n'a pas de barrière. Mais ça, ce n'est pas exact. C'est une légende urbaine qui est trop vastement propagée. L'utilisation de la liberté de religion ne donne pas une carte blanche à l'application de toutes sortes de mesures ou de mécaniques prévues à des dogmes religieux qui s'imposeraient aux autres. »

Tout en reconnaissant que l'exercice d'accommodement raisonnable est « trop flou » pour certains, M. Tessier plaide qu'il est « un exercice de compromis constant », par lequel on « concilie les libertés fondamentales [religieuses, par exemple] avec les autres droits ». Il faut « bien le faire connaître » avant de passer à « des mesures plus coercitives ou plus drastiques », dit-il.

Il relève que les plaintes pour motif religieux ne représentent que 2 % de toutes les plaintes à la CDPDJ. Une part beaucoup plus importante - la moitié, même - concerne plutôt un motif lié à un handicap. « Ça fait moins les manchettes, mais je vous dirais que ça [touche] pas mal plus de monde et ça fait mal pas mal plus souvent à du monde. Ce sont des gens qui se font refuser un emploi parce qu'ils sont soumis à des critères médicaux qui ne sont pas en lien avec l'emploi. Il y a des questionnaires préembauche qui demandent à des femmes c'est quand leur dernière menstruation. »

« Urgence d'agir » au Nunavik

« Il y a urgence d'agir » pour venir en aide aux enfants du Nunavik, lance Philippe-André Tessier. Selon lui, le gouvernement doit rapidement ajouter des « ressources suffisantes permettant de résoudre les problèmes urgents liés au logement, à l'éducation, à la toxicomanie et à l'accès aux services de santé et aux services sociaux en matière de protection de la jeunesse ». Il a envoyé une lettre la semaine dernière aux ministres Danielle McCann et Lionel Carmant. Ce n'est pas la première fois que la CDPDJ interpelle Québec à ce sujet. Or « les divers problèmes constatés [dans le passé] en ce qui a trait à l'application de la Loi sur la protection de la jeunesse auprès des enfants et des jeunes du Nunavik et de leur famille persistent, souligne-t-il. Pour la sécurité et le développement des enfants et des jeunes du Nunavik, un rappel s'impose. »

Un nouveau président

Sur recommandation du premier ministre François Legault, l'Assemblée nationale a nommé Philippe-André Tessier président de la CDPDJ le 28 février dernier. Il assurait jusqu'alors l'intérim à la tête de l'organisme depuis le départ de Tamara Thermitus, dans la controverse. M. Tessier était également vice-président de la CDPDJ depuis décembre 2017. Il était auparavant un avocat spécialisé en droit du travail au cabinet Robinson Sheppard Shapiro. Il était également président du conseil d'administration de la Société québécoise d'information juridique. Au cours de son mandat, M. Tessier veut « moderniser » la CDPDJ et « améliorer [son] mode de fonctionnement ». Il interpelle l'Assemblée nationale pour que soient pourvus d'ici l'été les deux postes vacants de vice-président. L'affichage est en cours.