(Québec) Où étiez-vous il y a 25 ans, le 12 septembre 1994 ? Louis Bernard fouille dans sa mémoire, en vain. « Je ne sais pas… quelqu’un est mort ce jour-là ? »

Il était pourtant au cœur d’un moment historique. Perpétuel mandarin pour les chefs péquistes, il fut la clef de voûte d’un nouveau régime. Cette semaine, le déclenchement des élections fédérales semble un moment de grande fébrilité ? La vie politique québécoise a connu des heures beaucoup plus intenses. Hier, il y avait 25 ans que Jacques Parizeau a été élu premier ministre du Québec.

Le temps est souvent sans pitié pour les souvenirs, mais l’intensité du moment a laissé son empreinte dans la mémoire des acteurs de l’époque, les conseillers et stratèges qu’a pu joindre La Presse. Un quart de siècle plus tard, on peine à imaginer la série de secousses telluriques qui ont mené à la victoire du gouvernement souverainiste. Échec de l’entente du lac Meech en juin 1990. Deux ans plus tard, l’ensemble des Canadiens allait repousser une nouvelle mouture de cet accord, conclu à Charlottetown.

Mais le 12 septembre 1994, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement résolument souverainiste a été un électrochoc partout au Canada. Il faut dire que l’année précédente, le Bloc québécois de Lucien Bouchard avait été catapulté opposition officielle à la Chambre des communes. À la faveur d’un concours de circonstances toutefois : la droite conservatrice était éclatée en plusieurs partis, et le Bloc avait fait le plein de votes au Québec. 

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Le 12 septembre 1994, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement résolument souverainiste, celui de Jacques Parizeau, a été un électrochoc partout au Canada.

« On a beaucoup parlé des défaites référendaires souverainistes, mais cette période marque aussi l’échec de 20 ans de propositions pour revoir la place du Québec dans le Canada », souligne de son côté Jean-Claude Rivest, l’alter ego de Robert Bourassa.

Le soir des élections, l’état-major péquiste est amèrement déçu. Seulement 13 000 voix séparent le PQ des libéraux de Daniel Johnson. Parizeau a 44,7 % des suffrages, Johnson, 44,4. « On avait cru que la victoire serait plus nette, c’était important sur le moral des troupes », se souvient Louis Bernard, aux premières loges à l’époque. Une perspective inquiétante pour les souverainistes. Jacques Parizeau fonçait vers un référendum sur la souveraineté ; il avait clairement indiqué que ce serait chose faite dans la première année du mandat. Pour eux, une seule bonne nouvelle : le PQ fait élire 77 députés, contre 47 libéraux – Mario Dumont est le seul élu adéquiste.

Dans les mois précédant les élections, un petit comité de stratégie, où l’on retrouvait Louis Bernard, qui allait être secrétaire général du gouvernement, se préparait. Un résultat aussi serré était le pire scénario envisagé par le groupe.

C’est autour de cette table qu’on décide de la mise en place d’une structure inusitée : des « délégués régionaux » qui travailleront en parallèle avec les ministres, qui auront à préparer la campagne référendaire dans leur région. Une autre décision tombe : toutes les mesures susceptibles de faire perdre des voix à la souveraineté seront mises de côté. 

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Jacques Parizeau et Lucien Bouchard en 1994

C’est là qu’est décidé le dépôt d’un projet de loi sur la souveraineté, « l’astuce » évoquée par Parizeau. Le texte sera distribué dans tous les foyers. La formulation de la fameuse « question » devient secondaire. Le chef du Bloc, Lucien Bouchard, met tout son poids dans la balance pour qu’on y parle du nécessaire « partenariat » économique et politique avec le reste du Canada. Gravement atteint d’un cancer – il mourra deux ans plus tard –, Robert Bourassa scrute attentivement le débat. « La présence de Lucien Bouchard le rassurait beaucoup », se souvient Rivest.

Bon gouvernement

Parizeau veut préparer son référendum, mais tient à conserver l’étiquette de « bon gouvernement » attachée au PQ de 1976, insiste Louis Bernard. Le ministre des Finances sortant, le regretté André Bourbeau, est stigmatisé : « l’homme de six milliards ! » pour la hauteur de son déficit. Parizeau, en dépit du rendez-vous référendaire imminent, résiste à la tentation d’ouvrir les vannes. Ce seront les premières mesures de réduction du déficit, un avant-goût de ce qu’allait imposer Lucien Bouchard l’année suivante.

Dans les heures suivant les élections, un jeune journaliste politique de L’actualité frappe à la porte. Jean-François Lisée fera longtemps partie des stratèges indispensables aux chefs péquistes. Il jouera un rôle important dans la stratégie référendaire pour élargir les appuis, « dépéquiciser » la souveraineté. Mais dès les premières heures du nouveau régime, il reçoit sa première commande : rédiger le discours de Parizeau pour la prestation de serment des ministres.

La formation du Conseil des ministres a un drame en toile de fond. Camille Laurin, qui avait été de tous les combats depuis la fondation du PQ, n’est pas retenu par Parizeau, qui veut que son équipe projette une image de jeunesse. Idem pour le Dr Denis Lazure. Une distribution étonnante pour ce Conseil des ministres qui porte un Jean Garon, ex-ministre de l’Agriculture, à l’Éducation – avec le mandat de secouer la formation technique et professionnelle. Louise Beaudoin, qu’on attendait aux Relations internationales, aboutit aux Affaires canadiennes, et le comptable Jacques Léonard atterrit aux Transports, parce que Parizeau confie le Trésor à sa disciple fidèle, Pauline Marois. Avant de partir, fin 1995, il la nommera d’ailleurs aux Finances.

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Pauline Marois en 1995

Jean Rochon, pilote d’une large consultation sur la santé, fera prendre au réseau le virage ambulatoire. D’autres choix seront moins heureux : Marie Malavoy à la Culture devra démissionner rapidement pour avoir voté illégalement au référendum de 1980. Richard Le Hir, une vedette économique, se voit confier la « Restructuration ». Ses « études » bâclées sur un Québec souverain seront un boulet pour la campagne du Oui au référendum d’octobre 1995.

La stratégie référendaire a occulté les réalisations du bref gouvernement Parizeau. Son chef de cabinet, Jean Royer, en faisait la nomenclature l’an dernier dans le bulletin produit par l’amicale des anciens députés. C’est l’époque de la marche des femmes pour la lutte contre la pauvreté « Du pain et des roses », qui donnera une notoriété immédiate à Françoise David. Une série de mesures progressistes seront mises en place pour tenir compte de ses demandes. 

Parizeau fait aussi amorcer le travail sur l’équité salariale. En 1995, Québec accorde la plus importante hausse du salaire minimum de l’histoire. C’est aussi sous Parizeau que Québec instaure la perception automatique des pensions alimentaires – le défaut de paiement de bien des pères condamnait les ex-épouses à la pauvreté. Lisette Lapointe pousse pour la mise en place des Carrefours jeunesse-emploi ; on envoie 1 % des profits de Loto-Québec aux organismes communautaires – 25 ans plus tard, 600 000 jeunes en auront profité.

Cette fébrilité, cette ferveur en politique, c’est un peu « le monde d’hier », constate Jean-Claude Rivest. « La souveraineté, le renouvellement du fédéralisme sont des legs d’une période où l’on faisait confiance à l’État comme principal vecteur du changement social, de l’évolution de la société. Ce n’est plus le cas, les gens ne votent pas, ils ne militent plus… » Les gouvernements sont vus comme des obstacles au développement économique. Et rien n’augure un retour prochain du balancier.