(OTTAWA) Alors que les menaces d’ingérence étrangère perturbent les démocraties occidentales, Élections Canada ne peut plus assurer seule le bon déroulement des élections fédérales. « Cette élection-ci est différente », prévient le grand patron d’Élections Canada, Stéphane Perrault, dans une entrevue à La Presse.

À six mois du scrutin, le chien de garde de la démocratie canadienne affirme qu’une collaboration sans précédent s’est imposée entre Élections Canada et les plus hautes organisations de sécurité nationale, telles que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), pour protéger l’intégrité de l’élection.

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Stéphane Perrault, directeur général d’Élections Canada

Les divers partis politiques ont aussi été mis dans le coup dans la foulée des révélations d’ingérence russe dans la campagne présidentielle de 2016 aux États-Unis. Les géants du web, qui sont devenus des terreaux fertiles de désinformation, sont aussi dans la ligne de mire d’Élections Canada.

« Avant, une élection, c’était quelque chose qui était vraiment l’affaire d’Élections Canada. On couvrait la plupart des enjeux. […] Aujourd’hui, il y a des enjeux qui dépassent notre rôle et pour lesquels on doit travailler beaucoup plus en collaboration. Ce ne sont pas juste les organismes de sécurité publique. Ce sont aussi les partis politiques. C’est un univers beaucoup plus collaboratif où les frontières se touchent. Et donc c’est cela qui est nouveau pour l’élection, cette fois-ci », a souligné M. Perrault.

« Typiquement, on prenait contact avec des agences comme la GRC parce que, ce qui nous préoccupait, c’était un peu de violence ici et là. Ce n’est plus du tout le même portrait. Les enjeux traversent maintenant les barrières de sécurité. »

— Stéphane Perrault, directeur général d’Élections Canada, à La Presse

Élections Canada, qui est un organisme indépendant, a donc dû entreprendre un vaste travail de collaboration avec plusieurs partenaires pour déterminer « les limites » de chacun et « apprendre à travailler ensemble ». La démarche n’était pas nécessairement naturelle, explique M. Perrault, qui parle même de « changement de culture ».

« De l’ingérence, ça peut être du financement étranger, de la propagande, de la fausse information, des cyberattaques qui visent à miner la confiance des électeurs en Élections Canada. Ça peut être un paquet d’affaires », illustre le directeur général.

« Moi, mon mandat, c’est l’information aux électeurs. Je dois m’assurer que les électeurs sachent où, quand, comment voter, soutient-il. Le piratage du site d’un parti politique, je n’y peux rien. Alors, les partis doivent être en communication avec le Centre de la sécurité des télécommunications [du gouvernement] canadien. Ça, ça ne se faisait pas avant. Si la menace est étrangère, bien il faut parler avec le SCRS. »

INGÉRENCE ÉTRANGÈRE

Élections Canada prend bien soin de rappeler que son rôle est de s’assurer que le processus démocratique d’une élection est protégé. La question « beaucoup plus large » de l’ingérence étrangère relève davantage des autorités gouvernementales. « Ce n’est pas moi qui vais parler aux Canadiens de sécurité nationale », précise-t-il.

Ottawa a d’ailleurs récemment annoncé un train de mesures pour prévenir les menaces étrangères et les cyberattaques. Une équipe de hauts fonctionnaires a été créée et sera aux aguets pendant la campagne fédérale pour agir plus rapidement en cas de tentatives d’intrusion d’un pays étranger ou de manipulation.

« Mon mandat est vraiment le processus électoral », nuance M. Perrault.

« Pour le Canada, on ne voit pas d’indications qu’il y a des pays étrangers qui cherchent par exemple à favoriser un parti politique plutôt qu’un autre. Ce qu’on voit, c’est plutôt une crainte qu’on veuille miner la confiance en la démocratie électorale. Ça, c’est un agenda plus crédible. »

— Stéphane Perrault

Au cours des 12 derniers mois, des élections ont eu lieu dans plusieurs provinces, notamment en Ontario, au Québec, et en Alberta cette semaine, et rien n’indique que des pays voyous ont tenté d’y influencer le déroulement des campagnes.

« Il n’y a pas d’indications qu’il y a eu de l’ingérence », a indiqué M. Perrault, soulignant qu’il travaille étroitement avec ses homologues provinciaux pour s’assurer qu’on applique les meilleures pratiques au pays. « On se consulte beaucoup. On a des forums et on se rencontre régulièrement. J’étais à Regina il y a trois semaines pour parler de cybersécurité avec mes homologues provinciaux pour évaluer quelles sont les meilleures pratiques. »

LE MEILLEUR REMÈDE

En entrevue, M. Perrault rappelle que le « meilleur remède » pour contrer toute forme d’ingérence est d’encourager les Canadiens à vérifier les sources d’information et d’aller voter parce que, « ce que ces pays étrangers veulent, c’est que les gens n’aillent pas voter ».

Il souligne au passage qu’il est impossible pour un pays étranger de manipuler les bulletins de vote de manière à modifier le résultat, étant donné qu’Élections Canada utilise toujours des bulletins de vote en papier. « Pour ce qui est de la manipulation du vote, c’est très difficile de voir comment cela pourrait être fait. D’abord, on le marque de façon manuelle. C’est fait devant les observateurs des candidats. Et le dépouillement se fait devant des observateurs aussi. C’est inattaquable. »

CONCERTATION INTERNATIONALE

Conscient qu’il s’agit d’un phénomène planétaire, Élections Canada travaille de concert avec des pays ayant des régimes parlementaires équivalents – la Grande-Bretagne, l’Australie et la Nouvelle-Zélande – afin de contrer l’ingérence étrangère et d’accoucher de règles communes applicables durant les élections concernant la publicité sur les réseaux sociaux. Une rencontre au sommet entre les patrons des organismes responsables des scrutins dans ces pays aura lieu à Londres en juillet.

« L’Australie aura des élections au mois de mai. Élections Canada va envoyer un observateur. J’ai une rencontre avec mes homologues pour regarder ce qui se fait à leur niveau et à l’échelle de l’Europe. On va faire le point sur les réseaux sociaux. Si on veut du progrès, il ne faut pas qu’on les tire dans toutes les directions », soutient M. Perrault.

Cette règle du gros bon sens doit aussi s’appliquer au Canada, où il y a 14 juridictions électorales en tenant compte des provinces et des territoires. « S’il y a 14 règles pour la vente de publicité sur les réseaux sociaux, ça risque de compliquer les choses », souligne-t-il à titre d’exemple.

ACTIONS ENTREPRISES EN VUE DU SCRUTIN

Un budget de 500 millions

Le bon fonctionnement d’une démocratie entraîne des dépenses. L’organisation des élections fédérales du 21 octobre devrait coûter environ 500 millions de dollars, a indiqué le directeur général d’Élections Canada, Stéphane Perrault. Le scrutin de 2015, marqué par une longue campagne de 78 jours, avait coûté 433 millions de dollars, et les élections fédérales de 2011, d’une durée de 36 jours, 289,7 millions de dollars. Le gouvernement Trudeau a modifié la Loi électorale afin de fixer à 50 jours la durée maximale d’une campagne électorale. La durée minimale demeure la même, soit 36 jours. Résultat : le premier ministre canadien, Justin Trudeau, devrait déclencher les élections après la fête du Travail le 2 septembre.

Les données comme nerf de la guerre

Élections Canada a ordonné aux formations politiques d’adopter, d’ici le 12 juillet prochain, une politique interne de protection des données des électeurs. « Les données personnelles sont devenues le nerf de la guerre », n’hésite pas à dire M. Perrault, notamment dans la foulée du scandale Cambridge-Analytica, il y a un an. Pour l’heure, il n’existe aucun moyen pour Élections Canada de veiller à la saine utilisation des données personnelles des électeurs canadiens par les formations politiques. « Je n’ai pas accès à ça et personne n’y a accès […]. C’est cela le problème. Il n’y a pas de mécanismes de surveillance », dit-il. En collaboration avec le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, Élections Canada a déjà soumis aux partis « des lignes directrices » accompagnées d’un « encouragement à aller au-delà du strict minimum » pour les aiguiller dans l’élaboration de leurs politiques futures.

La publicité sous la loupe

Élections Canada milite pour que les géants du web offrent une « plus grande transparence » en ce qui a trait à la publicité à saveur électorale. Facebook Canada, par exemple, a récemment mis de l’avant différentes mesures pour mieux encadrer la publicité sur son réseau social, comme une nouvelle bibliothèque virtuelle conservant un inventaire. « C’est un pas dans la bonne direction, estime M. Perrault. Toutes les plateformes ne fonctionnent pas de la même façon », ajoute-t-il, précisant qu’Élections Canada adressera officiellement d’ici la fin du mois ses attentes en prévision du scrutin de l’automne. Pour sa part, Élections Canada s’imposera pour une première fois en 2019 de tenir un registre de « toutes ses communications » et publicités, notamment celles faites sur les réseaux sociaux, sur son site web, de façon à dissiper le doute devant l’apparition de messages malveillants ou faux, par exemple.

Simulation et formation

Élections Canada vient d’effectuer une simulation plus importante qu’à l’habitude, dans cinq circonscriptions canadiennes, dont Outremont à Montréal, pour entre autres mettre à l’essai ses nouveaux systèmes informatiques, remplacés après l’élection de 2015. « On a tout testé : les systèmes informatiques, les procédures, les manuels…, énumère Stéphane Perrault. On forme des gens, on engage des travailleurs électoraux et on a plus de 4000 scénarios d’électeurs [mis à l’épreuve]. C’est une simulation qui dure 21 jours. » Par ailleurs, Élections Canada a offert une formation à tout son personnel sur l’hameçonnage. « Souvent, les choses les plus importantes sont celles de base. Ce qui est arrivé aux États-Unis, c’était de l’hameçonnage », illustre-t-il. Les partis politiques ont aussi été sensibilisés à l’importance de former leurs employés sur la question.