(QUÉBEC) Depuis des décennies, les constats périodiques sur l’état de la langue française au Québec, et à Montréal en particulier, ont donné des sueurs froides aux gouvernements. Opération politique délicate, sous Robert Bourassa et sous Jean Charest, rien n’était épargné pour présenter la photo la plus consensuelle possible, un bilan aseptisé qui ne viendrait pas alimenter les tensions linguistiques.

Bien sûr, on tenait pour acquis que le débat sur l’avenir du français apportait de l’eau au moulin au Parti québécois. Mais sous Lucien Bouchard, de même que sous Pauline Marois, on a aussi soigneusement évité d’alimenter ce brasier potentiel. Un « bouquet de mesures » lénifiantes, des « états généraux » pour le premier. Un projet de loi qui oubliait jusqu’à l’engagement électoral du parti pour appliquer les obligations de la loi 101 au réseau collégial pour la seconde.

C’était la même chose sous Philippe Couillard. Le terminologue Robert Vézina, président de l’Office québécois de la langue française (OQLF), a retardé pendant plusieurs mois la publication du rapport sur la situation linguistique au Québec. On renvoyait constamment les chercheurs, souvent des démographes, à leur table de travail. Aussi, le gouvernement libéral n’a pas été mis dans l’embarras, mais avec la Coalition avenir Québec (CAQ), M. Vézina n’a pas obtenu le renouvellement de mandat qu’il espérait.

Le changement de gouvernement aura apporté un vent d’air frais. La photo sur l’état du français rendue publique hier est la première depuis douze ans, bien qu’en vertu de la loi, un tel bilan doive être fait tous les cinq ans. Le constat de la nouvelle présidente – Ginette Galarneau a été nommée il y a deux mois seulement – n’affiche pas l’optimisme mièvre auquel on a été habitués dans le passé. Mais son point de presse, hier, trahissait son absolue méconnaissance de cette question complexe et visait clairement à donner de l’oxygène à la ministre Nathalie Roy, interpellée à ce sujet à l’Assemblée nationale au même moment.

Bien des constats rendus publics hier n’auraient probablement jamais été imprimés sous une administration libérale. Le « bonjour-hi ! », unanimement réprouvé par l’Assemblée nationale, se porte bien, et vit à Montréal. L’usage du français comme langue d’accueil dans les commerces diminue depuis 2010. Inversement, on nous reçoit de plus en plus en anglais seulement ou « en bilingue ». 

Sur le boulevard Saint-Laurent, on peut vous servir en français dans 97 % des commerces, mais en 2017, le « bonjour » est spontané dans 88 % des cas, 8 % de moins qu’en 2010.

En 2016, les gens qui vivaient en français seulement représentaient 93 % de la population en dehors du Grand Montréal, 91 % dans la zone métropolitaine, mais seulement 76 % dans l’île. Depuis 15 ans, l’usage du français comme langue unique de travail a régressé. Un immigrant sur quatre utilise l’anglais plutôt que le français au travail. Les plus jeunes, les 18-35 ans, sont moins nombreux que leurs aînés à travailler exclusivement en français. L’ère de l’internet n’augure rien de bon : huit consommateurs sur dix ont fait un achat en ligne en anglais. Un francophone sur deux cherchait le site francophone, trois allophones sur quatre continuaient en anglais.

Le bilan de l’OQLF est tombé 30 minutes avant que ne débute à l’Assemblée nationale un débat sur la langue réclamé par le Parti québécois. Parlementaire studieux, le député péquiste des Îles-de-la-Madeleine, Joël Arseneau, avait raison de s’insurger contre « le manque de respect » que dénotait la publication de ces chiffres « avec un concours de circonstances absolument invraisemblable ». En peu de mots, il est parvenu à résumer la situation : le français ne progresse pas, le bilinguisme, lui, est de plus en plus présent. Au-delà du fait de marteler son amour du français, d’évoquer ses racines acadiennes, la ministre Nathalie Roy n’a pu indiquer comment le gouvernement allait appuyer le progrès du français. On semble même avoir oublié l’engagement de la CAQ en 2016 de créer un poste de commissaire à la langue française, calqué sur celui aux langues officielles à Ottawa.

Depuis longtemps, l’OQLF, ou les organismes qui occupaient ce créneau au fil des ans, étaient la prolongation des cabinets politiques. 

Sous Jean Charest, par exemple, l’organisme a eu à désamorcer les sombres prévisions du démographe Marc Termote, qui prédisait que les francophones deviendraient minoritaires dans l’île de Montréal. L’étude était restée deux ans dans les classeurs de l’Office. Pourtant, le scientifique avait raison ; les francophones de souche sont devenus minoritaires dans l’île en 2006. Ceux pour qui le français est la langue d’usage y sont minoritaires depuis 2011.

Il y a 10 ans, l’atmosphère était tellement empoisonnée dans la boîte que la présidente France Boucher avait exigé que les membres du conseil d’administration soient assermentés pour éviter les fuites. La nouvelle présidente Ginette Galarneau sait bien que les fonctionnaires à certains postes stratégiques doivent se plier aux considérations politiques : elle était la responsable des nominations à l’époque du gouvernement Marois.

Dans la synthèse d’hier, un chiffre surtout attire l’attention. Il y a sept ans, un consommateur sur quatre admettait être « indifférent » quand il était servi dans une autre langue que le français. En 2018, six ans plus tard, cette indifférence frappait désormais 46 % des clients.

Chez les jeunes de moins de 35 ans, c’est aussi très net, l’apathie passe de 24 à 40 %. Chez les gens de moins de 55 ans, on est passé de 12 à 33 % de détachement. Finalement, la plus grande menace pour le français au Québec n’est pas l’anglais.

C’est l’indifférence.