Le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité craint une « montée de l’antisémitisme et de l’islamophobie »

(Winnipeg, Manitoba ) L’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier a agi comme un « catalyseur » pour la haine au Canada, où des individus de diverses allégeances se radicalisent et font redouter un attentat terroriste, s’inquiète le patron des services de renseignement canadiens, dans sa toute première entrevue avec un média francophone.

« On voit une augmentation de la haine au Canada », lance sans détour David Vigneault, directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). En marge d’un discours prononcé lundi au Musée canadien pour les droits de la personne, à Winnipeg, le chef espion du Canada a accepté de s’asseoir avec La Presse pour discuter de la gravité de la situation. Jamais il n’avait accordé d’entrevue officielle avant ce jour dans le cadre de ses fonctions.

« L’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre est un évènement catalyseur », explique-t-il. Des gens qui dirigent leur colère contre un camp ou contre l’autre dans ce conflit apparaissent soudainement sur le radar du SCRS à travers le pays, car les autorités craignent qu’ils fassent usage de violence sur le sol canadien.

« La menace terroriste nous préoccupe énormément, avec ce qui se passe en ce moment », poursuit le directeur.

« Les gens le voient bien, la haine, la montée de l’antisémitisme et de l’islamophobie », dit-il. Pour ses agents, le défi est de repérer les individus qui pourraient passer de la parole aux actes. Et surtout, de les repérer à temps.

« Avec les limites de ce que je peux dire publiquement, on a des inquiétudes sur ce qui se passe au Canada. Le niveau de menace terroriste est toujours maintenu au niveau “Moyen”, mais c’est révisé quotidiennement. On est dans une situation où on pourrait se réveiller demain matin et… » Il s’arrête, sans finir sa phrase.

Je dois dire qu’on est rendus dans une période où on regarde ça de façon très intense. On voit des gens, y compris des jeunes, très jeunes, qui nous préoccupent beaucoup comme service de renseignement. Qui sont radicalisés en ligne et qui deviennent des sujets de préoccupation très importants.

David Vigneault, directeur du Service canadien du renseignement de sécurité

« Le phénomène avait une certaine recrudescence avant le 7 octobre, mais on le voit de façon plus spécifique depuis », affirme celui qui dirige le SCRS depuis 2017.

Climat particulier

David Vigneault se fait prudent lorsqu’on l’interroge sur l’imam montréalais Adil Charkaoui, l’une des bêtes noires du SCRS, revenu dans l’actualité récemment.

Les services de renseignement canadiens avaient désigné M. Charkaoui comme un agent dormant du réseau terroriste Al-Qaïda, poussant l’ancien ministre de l’Immigration Denis Coderre à le faire emprisonner en vertu d’un certificat de sécurité en 2003. La Cour suprême avait toutefois jugé que M. Charkaoui devait avoir accès à la preuve du SCRS pour pouvoir se défendre, et l’organisme avait préféré jeter l’éponge plutôt que de dévoiler ses secrets d’enquête. M. Charkaoui poursuit le gouvernement canadien en justice depuis 13 ans et il a forcé le SCRS à consacrer énormément de temps aux procédures judiciaires.

Par la suite, La Presse a révélé que plusieurs disciples de M. Charkaoui ont quitté le Canada pour rejoindre le groupe terroriste État islamique ou ont tenté de le faire.

Récemment, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a ouvert une enquête sur un discours de l’imam dans une manifestation à Montréal, où il parlait d’exterminer les « ennemis du peuple de Gaza ».

« En me fiant à ce qui est disponible dans les médias, c’est un individu qui a eu, semble-t-il, une influence très importante sur des jeunes qui ont essayé de quitter Montréal pour aller se joindre à Daech, certains qui sont partis, et qui se sont engagés avec un groupe terroriste à l’étranger », se souvient M. Vigneault.

PHOTO JOHN WOODS, WINNIPEG FREE PRESS

David Vigneault, directeur du Service canadien du renseignement de sécurité

Pour ses déclarations publiques [d’Adil Charkaoui] dans la manifestation récente : nous, comme service de renseignement, on n’enquête pas sur les commentaires haineux. Il y a eu des commentaires comme quoi les corps policiers enquêtaient. Eux doivent faire leur travail.

David Vigneault, directeur du Service canadien du renseignement de sécurité

Il saisit toutefois la balle au bond. Sans commenter un cas précis, « il y a un climat qui existe et les commentaires haineux, ou les commentaires qui pourraient être interprétés par certains comme un appel à la violence – et je ne porte pas de jugement ici –, c’est très dangereux, surtout dans le contexte dans lequel on vit », reconnaît-il.

Pas le droit à l’erreur

Il souligne que son organisation a travaillé très fort ces dernières années pour rebâtir les ponts avec les Canadiens musulmans qui ont pu se sentir ciblés injustement par le SCRS sur la base de préjugés et d’amalgames après le 11 septembre 2001. Il reconnaît qu’il y a eu des erreurs en ce sens.

Désormais, la moitié des ressources antiterroristes du SCRS sont consacrées à la surveillance des mouvements d’extrême droite ou apparentés. La semaine dernière, la GRC a arrêté deux Ontariens accusés d’avoir produit de la propagande pour des groupes terroristes néonazis. La police a pris soin de remercier le SCRS, qui l’a aidée dans l’enquête.

Mais les ressources limitées du service ne permettent pas de tout faire. Entre l’ingérence étrangère qui a fait la manchette cette année, l’espionnage, le vol de secrets technologiques et la menace extrémiste, les agents doivent parfois faire des « choix difficiles », dit-il. « On doit prioriser. »

« La menace envers les Canadiens, la menace envers les intérêts du Canada, elle augmente. Elle augmente en complexité et en intensité », affirme David Vigneault.

Et la surveillance de ces menaces ne donne pas droit à l’erreur, a expliqué le directeur dans son discours public lundi.

« C’est complexe, c’est sans relâche, et vous n’avez qu’à vous tromper une seule fois pour obtenir un résultat catastrophique », a-t-il illustré.