Des gens qui vivent au Québec depuis un an, cinq ans, voire plus, peinent à renouveler leur permis de travail auprès d’Immigration Canada. Certains doivent arrêter de travailler, d’autres sont forcés de retourner dans leur pays d’origine. Les histoires crève-cœur du genre, elles pullulent depuis la pandémie.

Le 12 juin dernier, Gregory Boniffacy, parrainé par son père, a obtenu sa citoyenneté canadienne. Ce qui aurait dû être un évènement à célébrer est en train de virer au cauchemar pour la famille française installée à LaSalle depuis deux ans.

Gregory Boniffacy a obtenu un permis d’études pour immigrer au Canada en juillet 2021, puis un permis post-études lorsqu’il a terminé son cours en informatique. Sa femme, Alexandra Sain, et leurs trois filles, aujourd’hui âgées de 10 à 16 ans, l’ont l’accompagné grâce à des permis de travail et de visiteur rattachés à son propre permis.

En obtenant sa citoyenneté, le permis de Gregory Boniffacy est tombé obsolète. Et les permis de sa famille sont devenus invalides, puisqu’ils étaient liés à la situation de M. Boniffacy.

Alexandra Sain a donc appris dans un courriel – signé par un agent dénommé « Y » – qu’elle et ses filles perdaient leur statut de résidentes temporaires, le 27 septembre dernier. Elles doivent régulariser leur situation d’ici le 26 décembre, sans quoi elles seront forcées de quitter le Canada.

« C’est juste atroce ! », s’exclame Alexandra Sain. « Je ne m’attendais vraiment pas à ça. On a des amis ici, on aime notre vie ici, on ne s’imagine pas retourner en France », dit celle qui occupe un emploi dans un service de traiteur. Son mari est enseignant d’informatique.

Selon MBenjamin Brunot, avocat spécialisé en immigration, Mme Sain pourrait demander un permis de travail fermé grâce à son employeur actuel, mais le processus prend tout de même plusieurs mois, dit-il. M. Boniffacy pourrait aussi parrainer sa famille pour une résidence permanente, mais une demande de ce type met entre trois et dix ans à être traitée.

Entre-temps, la famille devra retourner en France ? « Légalement, oui », répond à contrecœur l’avocat.

« C’est une spécificité très canadienne de ne pas reconnaître le droit fondamental des gens à rester avec leur conjoint », affirme celui qui est administrateur à l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

MBenjamin Brunot, avocat spécialisé en immigration

Dans plusieurs pays du monde, si vous êtes citoyen, vous avez un droit quasi automatique d’obtenir un visa de résident permanent pour votre conjoint.

MBenjamin Brunot, avocat spécialisé en immigration

Exposé aux différentes histoires de ce reportage, MBrunot parle du système canadien d’immigration comme étant « déshumanisant ».

« Il faut rentrer la vie des gens dans des cases administratives. Mais la vie des gens, ça ne rentre pas dans des cases. Notre système est compliqué pour rien », dit MBrunot.

Un salaire pour huit personnes

En 2019, François Rainville a été mis en contact avec une famille centrafricaine. Au départ, il devait l’aider à trouver un logement à Longueuil et à le meubler, mais sa femme et lui ont eu un coup de cœur pour le couple et ses six enfants maintenant âgés de 6 à 16 ans. Ils se parlent au téléphone chaque semaine et ils soupent régulièrement ensemble.

Jusqu’à vendredi dernier, M. Rainville s’inquiétait pour cette famille qui a été persécutée dans son pays d’origine à cause de sa position politique. Depuis le 27 septembre, le père ne pouvait plus travailler parce que son permis de travail était échu. Sa demande de renouvellement a pourtant été faite en mars dernier. Des questions d’une journaliste du 98,5 et de La Presse ont fait débloquer le dossier à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).

« C’est une famille extraordinaire », commente M. Rainville qui a à cœur son bien-être. « Pour eux, l’espoir est ici. Ils veulent se faire une vie ici, avoir une profession, améliorer leur qualité de vie. Ils sont travaillants, studieux, ils ont beaucoup de discipline », raconte M. Rainville. Les enfants parlent tous parfaitement le français ; le garçon et la fille aînés rêvent de devenir ingénieur et avocate, dit-il.

La famille a dû s’appuyer uniquement sur le salaire de la mère, qui travaille à temps partiel dans un Walmart. « Le père veut travailler. Il était bien découragé. Il a pleuré quand on s’est parlé au téléphone [avant que sa situation ne se règle]. Il ne voulait pas retourner dans son pays. Il se sentait pris », raconte M. Rainville, qui se questionne sur les délais à IRCC.

Cette famille centrafricaine n’est pas la seule dans cette situation. Jane Jonquières a aussi fait parvenir son dossier de prolongation de permis de travail, à l’été 2022, quatre semaines avant l’expiration de son document. Depuis, elle est sans nouvelles d’IRCC.

PHOTO FOURNIE PAR JANE JONQUIÈRES ET ALAIN BON

Jane Jonquières et Alain Bon, originaires de la France, vivent à Dolbeau-Mistassini depuis deux ans.

On a envoyé des courriels et on a appelé un nombre incalculable de fois. On nous met soi-disant en attente, mais la ligne coupe toujours. On appelle et ça raccroche. On rappelle et ça raccroche encore, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. On a tout essayé pour parler à quelqu’un.

Jane Jonquières

Mme Jonquières vit au Québec avec son conjoint depuis deux ans. Elle est autrice et lui est infirmier à l’hôpital de Dolbeau-Mistassini. Les deux redoutent le moment, au printemps prochain, où il devra à son tour demander la prorogation de son permis de travail.

« Décourager l’immigration »

MBenjamin Brunot est convaincu que cette complexité du système canadien d’immigration n’est pas un hasard. « Le but, c’est de décourager l’immigration canadienne parce qu’il existe une peur de la porte ouverte. Ce mythe est au fondement de notre système d’immigration », croit-il.

« Il y a une volonté politique de rendre le système complexe », ajoute-t-il, précisant qu’il ne vise aucun parti politique précis.

IRCC affirme de son côté qu’au 31 août 2023, « 62 % des demandes de [son] inventaire [étaient] traitées conformément aux normes de services, contre 50 % à la fin de janvier ».

« De nombreux facteurs peuvent contribuer à la variation des délais de traitement, tels que le fait qu’une demande soit complète, la qualité et la rapidité avec laquelle les candidats répondent aux demandes d’IRCC pour des informations supplémentaires et des données biométriques (le cas échéant), la facilité avec laquelle nous pouvons vérifier les informations fournies, et la complexité d’une demande », explique Isabelle Dubois, agente aux communications à IRCC.

Les délais nécessaires pour traiter chaque type de demande sont d’ailleurs publiés sur le site web d’IRCC depuis le mois d’août 2022.

IRCC a traité plus de 1,5 million de permis de travail entre janvier et août 2023, une hausse marquée par rapport aux 636 000 permis de travail traités au cours de la même période en 2022, ajoute Mme Dubois.