La Gendarmerie royale du Canada (GRC) affirme avoir déjoué un complot ourdi par des diplomates postés dans un organe des Nations unies à Montréal afin d’aider la Chine à exporter illégalement des drones militaires vers la Libye. En échange de millions de barils de pétrole, les machines de guerre auraient été fournies à un groupe impliqué dans la guerre civile libyenne. Au passage, les diplomates prévoyaient faire fortune.

C’est ce qu’affirme le corps policier, dont les allégations n’ont toutefois pas encore subi le test des tribunaux. Mardi, des accusations de complot pour violer les interdictions d’exportation d’armes vers la Libye et pour transiger avec des entités libyennes sanctionnées ont été portées au palais de justice de Montréal contre deux anciens employés de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), un organe de l’ONU dont le siège est au centre-ville de la métropole québécoise.

« C’est de l’ingérence étrangère chinoise en Libye, qui se fait à partir de Montréal. Il y a un crime, qui est de contrevenir aux lois qu’on se donne pour soutenir l’ONU », a expliqué le sergent Charles Poirier, porte-parole de la GRC.

Immunité diplomatique levée

Fathi Ben Ahmed Mhaouek, un résidant de Sainte-Catherine âgé de 61 ans, a été arrêté à son domicile et a comparu par visioconférence. Il est demeuré détenu pour l’instant et doit revenir en cour vendredi. Mahmud Mohamed Elsuwaye Sayeh, 37 ans, est quant à lui en fuite. Il est visé par une notice rouge de l’alliance policière internationale Interpol.

PHOTO FOURNIE PAR LA GRC

Mahmud Mohamed Elsuwaye Sayeh est recherché par les autorités.

Comme les deux diplomates jouissaient d’une immunité diplomatique fonctionnelle, ils étaient protégés d’une arrestation liée aux actes accomplis dans le cadre de leur travail. Dans un geste rarissime, la GRC a demandé et obtenu la collaboration de l’OACI pour lever cette immunité. « S’ils ne l’avaient pas fait, les accusations n’auraient pas pu être déposées », affirme le sergent Poirier.

L’organisme international a confirmé sa collaboration à l’enquête de la police canadienne, qu’il qualifie de « minutieuse ». Dans un message envoyé à La Presse, ses porte-paroles ont déclaré que les employés visés ont quitté leur emploi il y a quelques années.

« L’OACI condamne fermement tout acte commis par des individus qui serait incompatible avec les valeurs de l’Organisation », précisait son courriel.

L’acte d’accusation déposé par le Service des poursuites pénales du Canada précise qu’un troisième complice aurait participé au complot. Il s’agit de James Kuang Chi Wan, un ancien diplomate d’origine chinoise en poste à l’OACI. La police et les procureurs de la Couronne ont refusé de dire pour l’instant pourquoi il n’est pas accusé.

La liste des chefs d’accusation déposée à la cour par la Couronne mardi précise que les crimes ont eu lieu entre décembre 2018 et juillet 2021 au Québec, en Tunisie, en Égypte, en Libye et en République populaire de Chine.

Pétrole contre drones

Selon la GRC, les accusés se sont rencontrés à Montréal dans le cadre de leur rôle à l’OACI, et une partie du complot aurait été échafaudée dans les locaux de l’organisation. « Des compagnies-écrans auraient été créées pour dissimuler l’acheteur et le vendeur de matériel militaire chinois. On parle de drones avec une capacité d’attaque assez importante en version militaire qui venaient aussi avec une plateforme de contrôle », explique le sergent Charles Poirier.

« Il y avait un deuxième élément au complot, qui était un projet pour exporter du pétrole brut de la Libye et l’emmener en Chine. Plusieurs millions de barils de pétrole par mois, sur le long terme. »

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Le sergent Charles Poirier, porte-parole de la GRC

Si l’entente s’était concrétisée, les suspects auraient bénéficié de plusieurs millions de dollars en commission par mois.

Le sergent Charles Poirier, porte-parole de la GRC

Les drones étaient destinés aux forces armées du général Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est de la Libye soutenu par la Russie, qui affrontait alors le gouvernement d’entente nationale établi dans la capitale Tripoli, dans le cadre d’une sanglante guerre civile.

PHOTO JON GAMBRELL, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le général libyen Khalifa Haftar

La théorie des enquêteurs de l’Équipe intégrée de la sécurité nationale de la GRC est que la Chine cherchait par le fait même à soutenir le général Haftar.

Drones turcs contre drones chinois

Elisabeth Gosselin-Malo, analyste québécoise de l’industrie de la défense experte des drones et correspondante en Europe pour le journal spécialisé Defense News, souligne que les engins militaires volants sans pilote ont été abondamment utilisés dans le cadre de la guerre civile en Libye.

« Ce qui était spécial en Libye, c’est que les deux camps en ont fait usage et se sont appuyés sur les drones pour attaquer les infrastructures de l’autre et les lignes d’approvisionnement », observe-t-elle.

Les troupes du général Haftar pouvaient compter sur des drones chinois dont les opérateurs n’étaient pas confirmés officiellement. Plusieurs analystes ont évoqué un appui des Émirats arabes unis pour opérer les appareils. Le gouvernement de Tripoli a quant à lui obtenu l’appui de drones turcs. Le camp Haftar a connu des succès grâce aux appareils chinois, mais l’entrée en scène de la Turquie et son assistance au camp adverse ont ensuite permis de mettre les appareils chinois en échec à plusieurs reprises, explique la spécialiste.

Mme Gosselin-Malo souligne que le principal appareil offert par la Chine sur le marché international en matière de défense est le Wing Loong II, déjà vendu au Pakistan, à l’Algérie, aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite. Le gouvernement chinois mise beaucoup sur l’exportation de ce modèle. « Le marché commence vraiment à être énorme », affirme l’experte.

Elle ne croit toutefois pas qu’une proposition d’achat de ces appareils signifie automatiquement qu’un acheteur devient l’allié de la Chine.

« Pour eux, l’acquisition n’est pas nécessairement liée à des considérations politiques, comme ce l’est pour les États-Unis », affirme-t-elle.