Situation inusitée, une juge vient de déposer une poursuite pour harcèlement psychologique contre le nouveau juge en chef de la Cour du Québec, à qui elle réclame 434 000 $ en dommages, a appris La Presse. L’affaire dépasse le conflit personnel, elle est aussi politique. Les deux protagonistes appartiennent à des camps adverses dans le cadre du litige qui a opposé l’ancienne direction de la Cour au ministre Simon Jolin-Barrette.

Ce qu’il faut savoir

L’ancienne juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, était en conflit avec le ministre de la Justice au sujet des exigences liées au bilinguisme chez les juges.

Un nouveau juge en chef a été nommé en octobre. Il s’est entendu avec le gouvernement.

Une juge en chef adjointe, proche de Lucie Rondeau, qui voulait poursuivre le combat sur la question du bilinguisme, dit avoir subi du harcèlement psychologique de la part du nouveau juge en chef.

Elle poursuit le nouveau juge en chef pour 434 000 $.

Vengeance, humiliation, rumeurs, manigances, climat toxique : la plaignante peint un portrait sombre de la direction du tribunal, qui entend le plus grand volume d’affaires judiciaires au Québec.

C’est la juge Martine L. Tremblay qui a déposé la poursuite contre le juge en chef Henri Richard mercredi dernier, s’adressant à la Cour supérieure. La veille, elle avait démissionné de ses fonctions de juge en chef adjointe de la Cour du Québec, après un congé de maladie. Elle prévoit retourner présider des procès en salle d’audience. À ce stade, aucune de ses allégations visant le juge en chef n’a été soumise à l’épreuve des tribunaux.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU BARREAU DU QUÉBEC

La juge Martine L. Tremblay

Un conflit qui laisse des traces

Martine L. Tremblay avait été nommée juge en chef adjointe pour la chambre civile en novembre 2019. Son mandat devait prendre fin en novembre 2026.

Elle était une alliée de l’ancienne juge en chef Lucie Rondeau, qui a été à la tête de l’équipe de direction de la cour entre 2016 et 2023, et qui a mené une bataille contre le gouvernement de la CAQ à partir de 2021.

La juge en chef Lucie Rondeau avait affronté le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, d’abord au sujet du bilinguisme des juges, que le gouvernement refusait d’imposer mais que la Cour jugeait nécessaire pour certains postes.

Un nouveau conflit avait ensuite éclaté au sujet des horaires des juges. Mme Rondeau avait décidé de réduire le nombre de jours d’audience, en raison de la charge de travail importante des magistrats. Le ministre avait lancé une contestation judiciaire pour faire annuler la réorganisation des horaires.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Lucie Rondeau, ancienne juge en chef de la Cour du Québec

À l’époque, tous les magistrats n’étaient pas d’accord avec l’approche de la juge en chef. Dès 2021, le juge Henri Richard avait démissionné de ses fonctions de juge en chef adjoint pour cette raison. En 2022, un autre magistrat, le juge Serge Champoux, avait quitté son poste de président de la Conférence des juges de la Cour du Québec pour protester contre l’idée de réduire les journées d’audience.

Changement de garde

En octobre 2023, le mandat de la juge en chef Lucie Rondeau s’est terminé et Henri Richard a été nommé juge en chef de la Cour du Québec.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Le juge Henri Richard

M. Richard a rapidement fait la paix avec le gouvernement du Québec. Une entente a mis fin à la contestation judiciaire relative au bilinguisme des juges. Profitant de la fin de plusieurs mandats de membres de l’équipe de direction, il a constitué une nouvelle équipe qui a rompu avec la politique de sa prédécesseure.

La seule membre de l’équipe de l’ancienne juge en chef à demeurer en poste était Martine L. Tremblay. Cette dernière affirme dans sa poursuite que ses relations avec le juge Henri Richard avaient commencé à se détériorer dès 2018, alors qu’il avait tenu à son endroit « des propos tellement durs et méchants que la situation semblait irréelle ». Mais dans le nouveau contexte politique de 2023, la situation est devenue bien pire, affirme-t-elle.

Mme Tremblay, elle, voulait continuer le combat contre certaines dispositions adoptées par le gouvernement. Comme elle siégeait également au Conseil de la magistrature, elle a appuyé la démarche de l’organisme pour poursuivre sa contestation judiciaire. Selon elle, le juge Henri Richard a vu la chose comme un « affront à son autorité » dont il aurait voulu se « venger ».

Le nouveau juge en chef aurait adopté un « comportement injuste et revanchard » à l’endroit de la seule membre restante de l’ancienne équipe de direction, équipe envers laquelle il éprouvait « hargne » et « mépris », affirme la poursuite déposée en Cour supérieure.

Martine L. Tremblay affirme par ailleurs que dès l’automne, une fausse rumeur sur sa démission prochaine a commencé à circuler au sein de la magistrature, alors qu’elle n’avait aucune intention de partir. Le nouveau juge en chef lui aurait par ailleurs demandé directement de démissionner lors d’une rencontre à Orford.

Mme Tremblay prétend qu’Henri Richard a contacté des juges dans plusieurs régions pour se plaindre d’elle et la dépeindre dans des termes négatifs la qualifiant d’agressive et d’irrespectueuse. Il aurait aussi dit à Mme Tremblay qu’elle était une personne toxique, toujours selon la poursuite.

La requête déposée en Cour supérieure avance également que le nouveau juge en chef aurait cessé de l’inviter à des réunions et aurait omis de la mentionner lorsqu’il énumérait les membres de l’équipe de direction en public.

« Le comportement du défendeur à l’égard de la demanderesse constitue ni plus ni moins du harcèlement psychologique », affirme la poursuite, qui évoque aussi des conséquences importantes sur la santé physique et psychologique de la juge Tremblay. Elle dit avoir dû démissionner en raison d’un climat « toxique » devenu « insupportable ».

Les travaux de la Cour ne sont pas affectés

La magistrate demande à la Cour supérieure de forcer M. Richard à lui verser 434 000 $ pour compenser la prime salariale et le forfait de téléphonie cellulaire qu’elle a perdus en retournant siéger en salle d’audience à 310 000 $ par année. Sa réclamation inclut aussi une somme à titre de dommages « exemplaires ». La juge est représentée par le cabinet Cain Lamarre.

Dans un courriel à La Presse, le juge en chef Henri Richard a assuré vendredi que le fonctionnement de la Cour n’était pas affecté par ce litige. « Je peux vous assurer que, tout en accordant à cette situation exceptionnelle toute l’attention qu’elle mérite, mon équipe et moi gardons le cap sur tous les dossiers prioritaires de la Cour du Québec », a-t-il écrit.

« Dans ce contexte, je ne peux pas commenter davantage », a ajouté le magistrat.

Le bureau du ministre de la Justice a fait savoir qu’il ne ferait aucun commentaire.