Une décision rendue vendredi par la Cour suprême risque de rendre encore plus complexe le travail des policiers qui enquêtent sur des affaires de fraude en ligne, le plus haut tribunal du pays affirmant que le simple fait d’obtenir l’adresse IP d’un internaute dans le cadre d’une enquête constitue une fouille.

Ce qu’il faut savoir

  • La Cour suprême a rendu vendredi un jugement affirmant que les adresses IP, la « clé donnant accès à l’activité » des internautes, ont un caractère « éminemment privé »
  • Le fait que des policiers les consultent dans le cadre d’enquêtes constitue une « fouille » au sens de la loi.
  • Le jugement forcera vraisemblablement les enquêteurs à obtenir des mandats plus en amont dans leurs enquêtes.

Dans une décision serrée à cinq contre quatre, la Cour suprême a statué que l’adresse IP d’un internaute peut révéler des renseignements qui ont un « caractère éminemment privé » justifiant qu’ils soient protégés contre « les perquisitions et saisies abusives ».

Une adresse IP, c’est quoi ?

Chaque appareil capable de se brancher à un serveur informatique ou un site web possède une adresse IP, c’est-à-dire un numéro d’identification unique rendant possible le transfert de données. À chaque connexion, l’adresse IP est automatiquement notée dans un registre. « Elle est la clé donnant accès à l’activité internet d’un utilisateur et, ultimement, à son identité », souligne le jugement.

Comment les policiers s’en servent-ils ?

L’affaire sur laquelle la Cour suprême s’est prononcée concerne un homme de Calgary chez qui la police a trouvé en 2017 des outils permettant de produire de fausses cartes de crédit. Dès le début de l’enquête, l’entreprise Moneris, qui gérait les transactions par carte de crédit d’un magasin de spiritueux visé par le fraudeur, a volontairement divulgué aux policiers deux adresses IP suspectes. Les policiers ont ensuite obtenu auprès d’un juge un mandat de divulgation forçant le fournisseur d’accès internet Telus à leur révéler l’adresse résidentielle du compte lié à cette adresse IP.

Que vient changer la décision de la Cour suprême ?

La décision de la Cour suprême statue que le fait d’avoir obtenu l’adresse IP auprès de Moneris sans obtenir préalablement de mandat est une violation des attentes raisonnables de protection de la vie privée du suspect. La décision ordonne la tenue d’un nouveau procès et fera jurisprudence. « Pour la majorité des enquêtes, cela va ajouter une étape en amont », forçant les policiers à s’adresser à un juge pour obtenir un mandat afin d’obtenir les adresses IP suspectes, précise MLaura Ellyson, qui enseigne au certificat en cyberenquête de Polytechnique Montréal.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

La Cour suprême, à Ottawa

Quel sera l’impact ?

Cette étape supplémentaire représente un « certain fardeau pour un ou une juge et pour les ressources policières » pour traiter les demandes, indique MEllyson, mais « ce n’est pas un fardeau très important », croit-elle. À cette étape, les policiers doivent seulement démontrer un « soupçon raisonnable », une preuve relativement peu difficile à faire comparativement à celle exigée pour une demande de mandat de perquisition ou d’écoute électronique, par exemple.

« La Cour a pris une décision conservatrice » qui pourrait « monopoliser les juges » et mettre des bâtons dans les roues des policiers « pour certains enjeux très graves, par exemple les causes de pornographie juvénile », craint pour sa part l’avocate Eloïse Gratton, spécialiste des questions de vie privée au cabinet BLG.

Divergence importante

Quatre des neuf juges, dont le juge en chef Richard Wagner, ont exprimé leur dissidence, estimant plutôt que « tout ce qu’une adresse IP révèle à la police est le fournisseur de service internet d’un utilisateur – ce qui ne constitue guère un élément de nature particulièrement privée ».

Selon MEllyson, le jugement majoritaire a toutefois une portée plus large qui limite la capacité des policiers d’« aller à la pêche dans des bases de données » massives d’adresses IP et d’utiliser l’intelligence artificielle pour « identifier des patterns et des comportements qui sont très révélateurs du mode de vie des personnes », souligne-t-elle.