Des trafiquants de cannabis en ligne soupçonnés d’avoir conclu 70 000 transactions totalisant 15 millions de dollars, une dizaine d’individus, dont certains seraient liés au crime organisé, arrêtés et accusés, plus de 7 millions de dollars de valeurs bloquées, des enquêteurs qui réussissent, au moyen de fausses déclarations, à obtenir des permis de production de marijuana à des fins médicales de Santé Canada : la Sûreté du Québec vient de conclure une enquête innovante et sans précédent en matière de lutte contre le trafic illégal de cannabis.

Ce qu’il faut savoir

La Sûreté du Québec a démantelé un réseau de producteurs et de trafiquants qui vendaient illégalement du cannabis en ligne.

Plus de 70 000 transactions, totalisant 15 millions auraient été réalisées par les trafiquants qui étaient reliés au crime organisé.

Les trafiquants avaient obtenu une quarantaine de permis de production de cannabis à des fins médicales émis par Santé Canada.

Pour la première fois, les policiers ont réussi à obtenir de tels permis sous de fausses représentations.

L’enquête, baptisée Postcure, menée par les enquêteurs du programme ACCES Cannabis (financé par le gouvernement) et du Service des enquêtes sur la contrebande de la Sûreté du Québec (SQ), a débuté en février 2020, alors que le Québec était sur le point d’être figé par les mesures sanitaires contre la COVID-19, et que la Société québécoise du cannabis (SQDC) nouvellement créée n’était pas encore très active dans la vente en ligne.

Tout a commencé lorsqu’un enquêteur de Postes Canada a remarqué que des individus achetaient à coups de caisses de 100 des enveloppes Xpresspost prépayées.

Ces enveloppes blanches matelassées coûtent de 14 $ à 23 $ chacune, et n’affichent pas d’information sur l’expéditeur.

Les enquêteurs ont commencé par intercepter des enveloppes en cours d’expédition et constaté qu’elles contenaient de la marijuana sous diverses formes.

Certaines étaient destinées à des adresses situées dans une vingtaine de villages du Grand Nord québécois, selon un document judiciaire obtenu par La Presse.

Achetez sans stress

De fil en aiguille, les limiers ont appris que les enveloppes étaient envoyées chez des consommateurs qui avaient acheté du cannabis en ligne, sur deux sites web.

« [Nom du site] est l’un des meilleurs sites web de vente en ligne pour l’achat de la marijuana sur la côte Est, car nous proposons une vaste sélection de produits de marijuana en provenance de la Colombie-Britannique, Toronto et Montréal. Disponible pour la région de Montréal, l’achat en ligne de marijuana, concentrés, produits comestibles, cannabis et vapoteuses est rapide, facile et sans stress », annonçait l’un d’eux.

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La maison de Saint-Lazare où les enquêteurs ont découvert des plants de cannabis

La filature et d’autres techniques d’enquête ont ensuite permis aux enquêteurs de repérer une demi-douzaine d’endroits où étaient produits les plants de cannabis, notamment à Saint-Étienne-de-Beauharnois, Saint-Lazare et Montréal.

« On a remarqué que la cellule de production fonctionnait sous le couvert des certificats d’inscription à des fins médicales de Santé Canada. Seulement dans ce dossier, on a identifié plus de 40 certificats. Donc le cannabis était produit dans ces endroits et était ensuite transformé et expédié aux clients », explique le lieutenant Daniel Mc Coy, chef de groupe du Service des enquêtes sur la contrebande de la SQ.

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Le lieutenant Daniel Mc Coy, chef de groupe du Service des enquêtes sur la contrebande de la SQ

Les enquêteurs ont effectué eux-mêmes, sous le couvert de l’anonymat, des achats de cannabis sur les deux sites en ligne.

Mais surtout, et ce serait une première au Québec : par le truchement d’une entreprise appartenant à l’un des accusés, ils ont réussi à obtenir, avec l’aide de celle-ci et d’un professionnel de la santé de l’Ontario, deux certificats d’inscription de production de cannabis à des fins médicales de Santé Canada.

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La maison de Saint-Étienne-de-Beauharnois où était produite une partie du cannabis

L’an dernier, La Presse avait révélé, témoignages policiers à l’appui, que le programme fédéral avait été détourné par le crime organisé.

« On a été capables d’obtenir deux certificats. Un pour la production de 482 plants, pour une dose de 99 grammes par jour. Il a coûté 2000 $ plus taxes, avec consultation d’un professionnel de la santé. Le deuxième, c’était pour 40 grammes et il a coûté la moitié du prix. Donc, cela signifie que si tu veux plus de plants, la consultation te coûte plus cher », explique le lieutenant.

Des sommes impressionnantes

Les clients, qui se trouvaient principalement au Québec, payaient par virement Interac le cannabis acheté sur les deux sites.

Les sommes étaient ensuite transférées dans au moins une trentaine de comptes bancaires qui changeaient continuellement, vraisemblablement pour effacer les traces.

Après avoir obtenu des ordonnances bancaires, les enquêteurs ont tout de même pu retracer 70 000 transactions effectuées depuis le début de 2018, et des juricomptables ont établi que celles-ci avaient totalisé 15 millions en un an et demi.

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Le lieutenant Daniel Mc Coy, chef de groupe du Service des enquêtes sur la contrebande de la SQ

C’est le plus gros dossier jamais fait depuis la création d’ACCES Cannabis à la SQ. Nous avons bloqué pour plus de 7 millions en immeubles, comptes bancaires et saisies d’argent comptant. Lors des perquisitions, nous avons mis la main sur des montants d’argent totalisant 500 000 $.

Le lieutenant Daniel Mc Coy, de la SQ

Les enquêteurs ont utilisé des moyens d’enquête d’envergure. Ils ont notamment installé des micros et des caméras, et effectué des entrées subreptices dans un immeuble de la rue Jarry Est, dans l’arrondissement de Saint-Léonard, à Montréal.

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Les enquêteurs ont installé des micros et des caméras dans cet immeuble commercial de la rue Jarry Est, dans l’arrondissement de Saint-Léonard.

« On a vu beaucoup de membres du crime organisé se rendre à cette adresse. C’est vraiment une plaque tournante. On a vu aussi des gens reliés au trafic de stupéfiants en général. Des personnes qui entraient et sortaient avec de l’argent. Beaucoup de fausses identités étaient créées à cet endroit. On a pu voir qu’à travers différentes compagnies, on aidait à blanchir des fonds reliés à d’autres groupes et activités criminelles », affirme M. Mc Coy.

Mafia et Gang de l’Ouest

Dix individus, dont certains seraient liés à la mafia et au crime organisé traditionnel irlandais selon la police, ont été arrêtés et sont accusés de recyclage des produits de la criminalité ou de production, possession, trafic et vente de cannabis.

IMAGE TIRÉE D’UN DOCUMENT JUDICIAIRE

Une manipulation d’argent immortalisée par une caméra furtive de la police

Selon la police, les trois têtes dirigeantes présumées sont Antonino Salvo, 63 ans, et David Keith Bishop, 53 ans, tous deux de Montréal, ainsi que Jonathane Séguin, 46 ans, de Notre-Dame-de-l’Île-Perrot.

Antonino Salvo n’a pas d’antécédents criminels au Québec. Il aurait toutefois été observé par la police lors de l’importante enquête antimafia de la GRC Colisée menée entre 2002 et 2006, selon nos informations.

Pour sa part, David Keith Bishop a été condamné à cinq ans d’emprisonnement et à une amende de 250 000 $ US aux États-Unis après que lui et des complices eurent été arrêtés pour avoir vendu et transporté pour 17 millions de dollars de cigarettes de contrebande entre le Missouri et l’État de New York, de juillet 2010 à janvier 2012.

Un autre des accusés que la police relie au crime organisé traditionnel irlandais de Montréal, Normand Évrard, 65 ans, a de nombreux antécédents criminels.

En 2001, lui et des complices avaient été arrêtés après avoir tenté de voler, à l’aide d’une lance thermique, un camion blindé de la défunte entreprise de transport de valeurs Secur.

D’autres arrestations

Les autres individus accusés dans le cadre du projet Postcure sont Hedi D’Meza, 35 ans, Amato Ricardo Marandola, 38 ans, Mathieu Houde, 48 ans, Stéphane Bellucci, 49 ans, et Bruno Desmarais, 61 ans, tous de Montréal, et Gérard Gauvreau, 57 ans, d’Oka.

« Ce dossier est un excellent exemple de la proximité de personnes impliquées dans le cannabis ayant des liens avec le crime organisé montréalais. Nous avons mis beaucoup d’efforts sur la récupération d’actifs criminels et nous en sommes très fiers », affirme le capitaine Marc-André Proulx, responsable du programme ACCES Cannabis à la SQ.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

Le capitaine Marc-André Proulx, responsable du programme ACCES Cannabis à la SQ

C’est le dossier de cannabis dans lequel nous avons la plus grande récupération d’actifs en termes d’immeubles, de comptes et d’argent comptant. C’est une tendance prise à la SQ depuis quelques années de s’attaquer à toutes les facettes du crime organisé.

Le capitaine Marc-André Proulx, responsable du programme ACCES Cannabis

Pour leur enquête, les enquêteurs de la Sûreté du Québec ont été aidés par leurs collègues des Produits de la criminalité du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et ont utilisé un rapport du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE).

La SQ a l’intention de se servir du fait qu’elle a pu obtenir deux certificats d’inscription de production de cannabis à des fins médicales durant son enquête pour demander un resserrement des contrôles à Santé Canada, alors qu’Ottawa est en train de réviser la Loi sur le cannabis. Elle entend également faire des démarches auprès de l’Ordre des médecins et des chirurgiens de l’Ontario.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.