Le domaine de Jonathan Lehrer, accusé des meurtres de Daniel Langlois et de Dominique Marchand, est au cœur d’un programme controversé

Un voisin de Daniel Langlois et Dominique Marchand a été formellement accusé du meurtre du couple, mercredi. L’homme était en conflit avec les Québécois au sujet de l’accès à sa propriété, qui occupe une place névralgique dans le programme de vente de passeports dominiquais à de riches étrangers. Un programme de plus en plus controversé, dont le gouvernement du petit pays des Caraïbes tire désormais plus de la moitié de ses revenus.

Jonathan Lehrer, propriétaire d’un ancien domaine colonial voisin de l’hôtel de Daniel Langlois, a comparu mercredi devant un tribunal de la Dominique pour être accusé du double homicide. Un co-accusé, Robert Snider, a été accusé du même crime. Lors d’un bref entretien avec La Presse, l’enquêteur au dossier a expliqué que M. Snider est un mécanicien automobile résidant de St. Petersburg, en Floride. La théorie de la police est qu’il serait venu aider Jonathan Lehrer à éliminer ses voisins, avec qui ce dernier était en conflit.

Pour le moment, les deux hommes demeureront détenus. Ils doivent revenir devant le tribunal le 15 mars, a confirmé l’enquêteur George Theophile. Ils risquent officiellement la peine de mort par pendaison s’ils sont reconnus coupables. La Dominique n’a exécuté aucun condamné depuis 1986, mais le châtiment est toujours prévu dans la loi. L’actuel ministre de la Justice, Rayburn Blackmoore, a déjà déclaré qu’il était favorable à la peine de mort pour les crimes les plus graves.

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Daniel Langlois et Dominique Marchand

Le domaine de Jonathan Lehrer, homme d’affaires américain de 57 ans qui détient la citoyenneté dominiquaise, est au cœur de l’affaire.

Une route d’accès au domaine de villégiature des Québécois, ouvert en 2022, passe par un terrain appartenant à M. Lehrer. Ce dernier était mécontent de voir vacanciers et employés passer par sa propriété. Le conflit s’est intensifié au point où, pendant la construction du complexe, M. Lehrer a fait bloquer la route, déclenchant la colère des résidants locaux.

Passeports pour le monde

M. Lehrer était accrédité comme un agent autorisé à monnayer la citoyenneté dominiquaise dans le cadre du programme de « citoyenneté par investissement ». Et tout passait par sa propriété, dont il protégeait jalousement l’accès. Les riches étrangers pouvaient y investir 200 000 $ US à des fins de développement immobilier et obtenir en échange un passeport de la Dominique, véritable sésame capable d’ouvrir les portes de 140 pays à son détenteur, incluant la Chine, l’espace Schengen en Europe, Singapour et Hong Kong. Pas besoin pour l’acheteur de résider sur le sol dominiquais ni même d’y mettre les pieds, tant qu’il paye.

Selon le plus récent rapport du vérificateur général de la Dominique, qui concerne l’année 2021, le programme a fourni 448 millions de dollars à l’État dominiquais, sur un budget total de 813 millions, soit 55 % des revenus. En 2020, les revenus tirés du programme étaient beaucoup plus bas, à 182 millions.

« Les pays des Caraïbes ne sont pas riches. Certains ont été impactés par les ouragans et le déclin de l’industrie du sucre. Ils ne peuvent pas se fier uniquement au tourisme. C’était particulièrement le cas lorsque la COVID-19 a frappé. Alors, certaines personnes peuvent être en désaccord avec le concept de riches personnes qui peuvent acquérir la citoyenneté par leurs investissements, mais il y a certainement là une grande valeur pour ces îles des Caraïbes », explique Christopher Willis, consultant montréalais spécialiste des programmes de citoyenneté par investissement pour la firme internationale Latitude.

Plusieurs pays de la région marchandent leur citoyenneté de la même façon. L’un des attraits du programme de la Dominique est toutefois son faible coût : 200 000 $ US d’investissement dans un projet immobilier comme celui de Jonathan Lehrer, ou 100 000 $ à verser directement en don au gouvernement. « C’est certainement l’un des programmes du genre les plus abordables », affirme M. Willis.

L’autre attrait est le grand nombre de pays auxquels le passeport dominiquais donne accès sans visa. « Comme Canadien, vous pouvez tenir pour acquis le fait de sauter dans un avion et vous rendre n’importe où dans le monde. Mais si vous venez d’un pays comme le Pakistan, vous n’avez pas ce privilège, le nombre de pays accessibles sans visa est limité. Pour quelqu’un du Pakistan ou du Venezuela, un autre pays avec un passeport très faible, ça change en termes d’accès au monde », illustre le consultant.

Pour ceux qui se préparent à une catastrophe

De nos jours, les riches citoyens de nombreux pays sont nombreux à se chercher un « plan B » au cas où les choses tournent mal, observe-t-il. « C’est en croissance. Le monde est volatile, les gens sont nerveux. Tout est une question d’avoir des options », dit-il.

Jonathan Lehrer misait d’ailleurs sur cette nécessité, et offrait aux gens qui investissaient dans son projet immobilier des plans pour « preppers » qui se préparent à une catastrophe, ainsi qu’un plan « refuge » permettant de longs séjours à l’abri en cas de souci.

« Si le monde extérieur subit une perturbation majeure, qu’elle soit politique, économique ou issue d’un désastre naturel prolongé, ou s’il s’arrête pour une variété d’autres raisons demain, 150 investisseurs avisés disposeront toujours d’un refuge et de la possibilité de vivre en paix », promettait-il.

La facilité avec laquelle s’obtient la citoyenneté dominiquaise suscite toutefois la controverse. « Certains autres programmes sont peut-être plus robustes », reconnaît Christopher Willis.

L’été dernier, le Royaume-Uni a imposé un visa aux détenteurs d’un passeport de la Dominique en raison « d’abus clairs et évidents du programme, incluant l’octroi de la citoyenneté à des individus connus pour poser un risque au Royaume-Uni », selon la déclaration du gouvernement britannique, qui s’inquiétait notamment de voir certaines personnes changer facilement leur nom en obtenant cette nouvelle citoyenneté, ce qui leur permettait d’échapper aux contrôles.

En octobre, un rapport de la Commission européenne soulignait que le programme de citoyenneté par investissement de pays comme la Dominique pose « des risques de sécurité, incluant ceux reliés à l’infiltration du crime organisé, du blanchiment d’argent, de l’évasion fiscale et de la corruption ». Le rapport estimait que la Dominique, dont la population dépasse à peine les 70 000 habitants, avait accordé 34 500 passeports à des investisseurs.

Toujours en octobre, une enquête journalistique de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project, un consortium de journalistes d’enquête dont fait partie La Presse, révélait que plusieurs personnages controversés avaient bénéficié du programme pour obtenir l’accès à un passeport dominiquais, dont des fraudeurs taïwanais, des milliardaires russes faisant l’objet de sanctions, des marchands d’armes, un ancien ministre afghan accusé de crimes de guerre et un ancien responsable du programme nucléaire de Saddam Hussein.

Avec Henri Ouellette-Vézina, Alice Girard-Bossé et Denis Arcand, La Presse