« Dans toutes les grandes enquêtes, particulièrement en matière de corruption et de malversation, et l’enquête sur les fuites en est une, c’est critique », lance Me Robert Rouleau, numéro 2 du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), à propos de la complexité de la divulgation de la preuve.
L’enquête du BEI sur les fuites à l’Unité permanente anticorruption (UPAC) et sur la conduite de l’enquête Projet A de l’UPAC qui avait mené à l’arrestation du député Guy Ouellette en 2017 entre maintenant dans sa sixième année.
À La Presse, qui lui a demandé d’expliquer ces délais, Me Rouleau a répondu que l’enquête serait probablement déjà terminée, n’eût été la complexité du processus d’obtention et de divulgation de la preuve devant les tribunaux, lorsque des questions de privilège – secret professionnel ou autre – sont soulevées.
Depuis le début de l’enquête Serment, l’Assemblée nationale et Guy Ouellette ont par exemple évoqué le secret parlementaire et la vie privée sur des éléments de preuve demandés par le BEI, alors que l’UPAC, la Sûreté du Québec et d’autres parties ont également soulevé des questions de privilège.
Ces questions ont fait l’objet de requêtes et de débats qui se sont échelonnés sur plusieurs mois avant que la preuve soit relâchée aux enquêteurs et puisse être analysée.
En janvier 2022, le patron de l’UPAC, Frédérick Gaudreau, a demandé à Ottawa de changer les lois, pour faciliter la tâche des enquêteurs dans les dossiers de crimes de cols blancs.
Me Rouleau joint sa voix à celle du patron de l’UPAC.
« Les enquêtes sont systématiquement retardées par un processus qui est immensément lourd. Il faudrait modifier les lois de façon à prévoir une procédure spécifique pour ces situations. Le gouvernement fédéral doit se pencher là-dessus et trouver une façon de faire en sorte que les questions de privilège soient tranchées rapidement sur le produit des perquisitions et qu’on ait la certitude qu’on peut utiliser les documents », dit Me Rouleau.
Nouvel obstacle
En même temps qu’ils ont été retardés par la complexité de la divulgation d’une grande partie de la preuve, les enquêteurs du BEI doivent maintenant composer avec des demandes émanant d’autres tribunaux, civils ceux-là.
Deux policiers impliqués dans l’enquête de l’UPAC à l’issue de laquelle Guy Ouellette avait été arrêté mais jamais accusé, André Boulanger et Caroline Grenier-Lafontaine, ont déposé des poursuites contre des médias, et ceux-ci ont récemment obtenu gain de cause devant la Cour d’appel pour que le BEI leur remette des milliers de pages de documents des enquêtes de l’UPAC et de l’enquête Serment du BEI.
On est confronté à un imbroglio qui vient tellement compliquer l’affaire qu’on doit se présenter dans un avis de gestion d’instance en matière civile pour exposer au juge que ce qui nous est demandé. Ça pourrait potentiellement occuper mes enquêteurs à temps plein pour six mois et même huit mois.
Me Robert Rouleau, numéro 2 du BEI
« On a été retardé tout le long pendant cinq ans à d’autres instances, et cela [l’arrêt de la Cour d’appel] fait en sorte que potentiellement, je pourrais être obligé de mandater mes enquêteurs à trouver une façon de répondre à une demande qui va les occuper à temps plein. Mes cinq enquêteurs affectés au projet Serment ne peuvent pas faire dix affaires en même temps », ajoute Me Rouleau.
« Épée de Damoclès »
Malgré cette « épée de Damoclès » qui pèse sur l’enquête Serment, Me Rouleau dit avoir bon espoir que le rapport, qui fera environ 700 pages et contiendra plus de 8000 références à des documents de preuve, sera déposé sur le bureau des procureurs d’ici le 31 décembre.
Mais dans le passé, les responsables du BEI avaient déjà fixé la remise du rapport à décembre 2022, puis au printemps 2023.
« J’ai l’impression de vivre le jour de la marmotte », lui a fait remarquer La Presse.
« Décembre, c’est l’objectif qu’on s’est donné », a assuré Me Rouleau.
Depuis le début de l’enquête sur les fuites, les enquêteurs du ministère de la Sécurité publique et du BEI ont reçu de l’UPAC entre 10 et 13 millions de documents, dont ils ont trié 1,8 million d’éléments jugés pertinents. Ils en ont amassé 300 000 autres lors de perquisitions et ils en attendent bientôt encore 60 000, les derniers à recevoir, dit Me Rouleau.
Environ 150 témoins ont été interrogés en cinq ans.
Selon des chiffres obtenus en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels auprès des différents organismes impliqués dans l’enquête Serment et compilés par La Presse, celle-ci aurait coûté jusqu’à maintenant au moins 11 millions.
Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.
L’enquête Serment en quelques dates
Avril 2017
Les médias de Québecor publient des documents sensibles provenant d’une enquête active de l’UPAC (Mâchurer) sur le financement du Parti libéral du Québec.
4 mai 2017
En commission parlementaire, le commissaire de l’UPAC, Robert Lafrenière, promet d’arrêter « le bandit » à l’origine des fuites.
25 octobre 2017
Le député Guy Ouellette, ancien enquêteur de l’UPAC, et un enquêteur toujours actif à l’unité sont arrêtés par l’UPAC parce qu’ils sont soupçonnés d’être les auteurs des fuites.
28 septembre 2018
Le bureau du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) reconnaît la nullité des mandats lancés contre Guy Ouellette et ses présumés complices. Ceux-ci ne seront pas accusés.
1er octobre 2018
Le commissaire de l’UPAC, Robert Lafrenière, démissionne le jour des élections provinciales.
25 octobre 2018
Québec confie au Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) le mandat d’enquêter sur les fuites à l’UPAC et sur la façon dont celle-ci a mené l’enquête à l’issue de laquelle Guy Ouellette a été arrêté.
6 mars 2019
Le directeur général de la Sûreté du Québec, Martin Prud’homme, est relevé de ses fonctions à la suite d’allégations d’entrave faites dans le cadre de l’enquête Serment. Il sera blanchi rapidement, mais ne reviendra pas à la tête de la SQ.
25 septembre 2020
L’ancienne vice-première ministre Nathalie Normandeau et d’autres personnes accusées de fraude bénéficient d’un arrêt du processus judiciaire en raison des délais judiciaires et des fuites provenant de documents d’enquête de l’UPAC.
Daniel Renaud, La Presse