« Yeah, yeah, j’en ai pris deux dans la jambe », explique, au téléphone, un homme blessé par des projectiles. Il se trouve alors sur une civière à bord d’une ambulance, escortée par la police. Il enchaîne les conversations audio et vidéo au téléphone, malgré son mollet transpercé par deux balles.

Ce qu’il faut savoir

  • Dans la nuit du dimanche 18 juin au lundi 19 juin, la police intervient pour une fusillade au volant (drive-by shooting) survenue aux abords du café-bar Sasha, à Saint-Léonard.
  • Au total, 11 douilles sont retrouvées sur la scène. L’établissement, où se tenait une fête à l’occasion du Grand Prix, était bondé.
  • Deux hommes de 24 et 28 ans sont blessés par balle. Les deux victimes sont connues des services de police.
  • Le bar Sasha est fermé temporairement après une convocation d’urgence devant la Régie des alcools, des courses et des jeux.

C’est du moins l’étonnant récit exposé dans le rapport de police lié à la fusillade survenue à Saint-Léonard la semaine dernière.

Nous sommes le 19 juin. L’homme en question vient tout juste de « prendre des douilles. » Kevin Monereau-Lahens n’a que 28 ans et a déjà fait l’objet de deux tentatives de meurtre : l’une en 2015 et l’autre en 2017. La troisième, survenue dans la nuit de dimanche à lundi lors de la fin de semaine du Grand Prix, le laisse de glace.

En direction de l’hôpital, Monereau-Lahens appelle un ami. « Yo, t’es pozé*, mon frère ? », dit ce dernier, assez fort pour que l’agent du SPVM l’entende. « Yeah, yeah, j’en ai pris deux dans la jambe », répond le blessé.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Scène de crime après la fusillade aux abords du café-bar Sasha, à Saint-Léonard

Il appelle ensuite un autre ami pour papoter, selon le rapport d’évènement obtenu par La Presse détaillant sa réaction juste après les faits.

« J’sais pas, j’ai pris des douilles. Parle pas, mon frère, ils [les policiers] vont t’entendre parler ! J’sais pas c’est qui l’autre qui a pris ! Je suis dans l’ambulance ! », poursuit le jeune homme gravement blessé.

Ses conversations ne s’arrêtent pas là. Monereau-Lahens appelle une femme. « I’m good, j’ai juste mal à la jambe, arrête de pleurer, bébé, j’ai juste mal au pied », dit-il.

Il est nettement moins volubile quand les policiers s’adressent à lui, selon le résumé. « J’ai rien à dire, j’ai rien à dire », lance-t-il à l’agent présent lors de son transport en centre hospitalier.

Il commence alors un appel FaceTime avec un ami.

« Monereau n’a pas de réaction, de peur, ni de mépris par rapport à la situation », note l’agent responsable du rapport. Pourtant, l’évènement dont il a été victime n’a rien d’anodin pour le commun des mortels. Il est l’une des deux personnes atteintes par balle lors d’une soirée festive tenue au café-bar Sasha pour clôturer le week-end du Grand Prix. Le party s’est terminé abruptement pour la cinquantaine de convives. L’établissement de la rue Bélanger était bondé quand un ou plusieurs suspects à bord d’une BMW ont tiré plus d’une dizaine de projectiles.

Au total, 11 douilles tapissent le sol, selon le résumé des faits déposé à la Régie des alcools, des courses et des jeux.

« C’est chill »

Les multiples conversations téléphoniques du blessé se poursuivent sur son lit d’hôpital, où un agent l’entend encore discuter. « Je suis fatigué, je veux aller fumer et aller bang… Là, c’est l’autre jambe, je suis pas chanceux avec mes jambes… Mais c’est chill, je suis pas un athlète », explique Monereau-Lahens.

Il ne veut pas que la police écoute. Il demande au personnel médical que la porte soit fermée. « À un certain moment, une employée de l’hôpital vient [lui] parler et semble expliquer que la raison de la présence policière est sa sécurité », précise le rapport d’évènement.

« I know the drill** », rétorque simplement la victime à l’employée.

La victime est considérée par les autorités comme liée aux gangs de rue de Montréal-Nord, secteur enlisé dans un conflit avec ses rivaux de Rivière-des-Prairies. La sanglante dispute a fait couler beaucoup d’encre ces deux dernières années.

Un autre homme de 24 ans connu des policiers, Likendy Clauberson Corvil, a été atteint par balle la soirée du 19 juin.

Le ou les suspects se sont enfuis après la fusillade. Il n’y a eu aucune arrestation dans ce dossier pour le moment.

Le bar Sasha fermé temporairement

La fusillade près du café-bar Sasha a fait craindre aux autorités d’autres évènements violents : le restaurant de Saint-Léonard dans lequel les deux hommes ont été atteints par balle lors du week-end du Grand Prix de Formule 1 sera temporairement fermé, selon une suggestion commune présentée au tribunal de la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ).

« Dans le contexte actuel, la poursuite des activités met en danger la vie d’autrui », a souligné l’avocat de la Régie, MGuillaume Dutil-Lachance, devant la juge administrative Natalia Ouellette.

« La présence régulière d’individus liés aux gangs de rue à l’établissement en fait une potentielle cible de choix », a expliqué l’enquêteur Sandro Di Matteo, de la section Moralité du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

Après une convocation d’urgence devant la Régie, une entente entre les deux parties a été déposée jeudi dernier : l’endroit ferme temporairement. Son permis d’alcool sera également suspendu jusqu’à nouvel ordre.

D’après les documents judiciaires consultés par La Presse, le bar est fréquenté régulièrement par des personnes gravitant autour d’un gang de rue de Montréal-Nord.

« Mon client n’est pas policier. [Les clients] ce n’est pas marqué gang de rue dans leur face », a indiqué Franco Schiro, avocat de Joseph Cecere, propriétaire du bar Sasha. Ce dernier a fermé de son plein gré son établissement pendant les jours qui ont suivi l’évènement, a-t-il ajouté.

Le policier Sandro Matteo a fait savoir que l’équipe Éclipse avait signifié au propriétaire la présence d’individus liés au crime dans son restaurant.

Les autorités ignorent à l’heure actuelle si les blessés étaient les cibles des coups de feu tirés d’une voiture en marche. Les deux victimes sont connues des services de police et ont été vues à l’établissement à quelques reprises dans les mois précédant la fusillade, peut-on lire dans la convocation d’urgence. Ils ont plusieurs antécédents judiciaires en matière de crimes violents et d’armes à feu.

Selon les documents déposés en cour, Ritchi Magloire Cantave et Samir Zouad Ali, deux des individus présents lors d’un autre évènement de coups de feu au bar Sharky’s à Ahuntsic-Cartierville en janvier dernier, se trouvaient également au café bar Sasha la soirée de la fusillade.

Lisez « Tentative de meurtre au Sharky’s : un homme arrêté et accusé » Lisez « Le bar Sharky’s n’acceptera aucun client passé minuit »

Des tensions dans l’établissement, selon la police

Le groupe Éclipse du SPVM, chargé de parcourir les établissements licenciés pour récolter des informations, a visité le café bar Sasha plusieurs fois dans le passé.

En avril dernier, l’escouade a fait irruption dans le bar en pleine nuit. Ses membres ont alors observé plusieurs individus ayant des antécédents en matière d’armes à feu. « Le climat était très tendu lors de l’intervention des policiers alors que plusieurs clients du bar les ont encerclés », lit-on dans le résumé des faits.

« Il s’avère que l’établissement a été la cible de deux tentatives d’incendie criminel les 13 et 14 mai 2021 sans que celles-ci aient été rapportées à la police. Aucune collaboration n’a été offerte par les responsables de l’établissement dans le cadre de l’enquête », selon un résumé des faits dans l’avis de convocation.

* T’es pozé ? = Tu vas bien ? ** I know the drill = Je connais la chanson

Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse