(Québec) Alors que l’explosion des délais force les procureurs à prioriser des poursuites au détriment des autres, le Barreau du Québec et l’opposition pressent le gouvernement Legault à réinvestir rapidement dans la justice afin de maintenir la confiance du public envers le système judiciaire.

La Presse révélait vendredi de nouvelles instructions envoyées par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) aux procureurs les avisant de prioriser certains dossiers – notamment en matière de meurtres, de violences sexuelles et conjugales, de maltraitance d’enfants et d’aînés – pour respecter les délais prescrits par l’arrêt Jordan, alors que les juges de la Cour du Québec siègent moins de jours qu’avant.

Selon la bâtonnière du Québec, MCatherine Claveau, cette décision est une conséquence directe « du fait qu’il y a un manque de juges et de jours d’audiences ». Selon elle, les procureurs sont « obligés de prioriser les dossiers », une décision qui « n’est pas souhaitable dans une société comme la nôtre où la primauté du droit est très importante et où la confiance des citoyens envers le système de justice doit être la plus élevée possible ».

« Tout ça est encore une fois une conséquence du sous-financement du système de justice. […] Il manque de juges et de greffiers qui vont nous permettre d’entendre des causes. Il faut mettre de l’argent dans le système de la justice si on veut [qu’il soit] en santé », plaide MClaveau.

Le gouvernement montré du doigt 

Le député libéral André A. Morin, ex-procureur fédéral en chef au Service des poursuites pénales du Canada, estime pour sa part que le système de justice est en crise et que le problème est bien plus vaste que la récente directive envoyée par le DPCP.

« C’est une conséquence de l’incapacité du gouvernement et du ministre à prioriser la justice, qui est un des piliers de l’État. Un moment donné, les acteurs importants du système, comme le DPCP, sont obligés de prendre des décisions qui sont très difficiles et inquiétantes. C’est le résultat de l’incurie du gouvernement », affirme-t-il.

M. Morin constate à son tour qu’il manque de juges, mais aussi de professionnels incontournables au bon fonctionnement de la cour, comme des greffiers et des constables.

« Si vous avez une salle d’audience et qu’il n’y a pas de greffier, vous ne pourrez pas fonctionner. C’est la même chose pour les constables spéciaux, qui assurent la sécurité. […] La justice est un pilier de notre société, alors il faut prendre les mesures qu’il faut pour être capable de faire en sorte que le système fonctionne correctement », affirme-t-il.

Des procureurs « dévastés »

La députée Christine Labrie de Québec solidaire (QS) affirme pour sa part que des procureurs se disent « dévastés » face à l’état du système judiciaire.

« Il y a un risque de bris de confiance envers [la] justice. J’ai rencontré l’automne dernier un procureur qui était catastrophé de faire de la priorisation [des poursuites]. Il me disait que d’ici un an à un an et demi, des causes vont tomber car ils n’auront pas eu de date de procès à temps. Ça l’inquiétait énormément. Il en était dévasté », dit-elle.

« Il n’y a pas de solutions magiques au problème. Ça prend plus de juges et plus de personnel de cour. On ne réussira pas à tenir plus de procès s’il n’y a pas plus de personnel, [comme des] greffiers et des constables. Ça, ça passe par la négociation [des conventions collectives] du secteur public », ajoute Mme Labrie.

« C’est situation est complètement déplorable. Il est inacceptable de devoir prioriser un dossier à la place d’un autre. Chaque crime mérite d’être traité en bonne et due forme, et ce dans un délai respectable. Le ministre Jolin-Barette doit agir rapidement pour régler cette situation et cesser de se comporter en un spectateur fâché », affirme pour sa part la porte-parole du Parti québécois (PQ), Méganne Perry Mélançon. Les députés péquistes n’étaient pas disponibles pour une entrevue vendredi.

Du côté des Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), on se dit « inquiet » du message envoyé aux victimes et à la population. « Il est rassurant de voir que les crimes contre la personne seront priorisés, mais nous sommes d’avis qu’il n’y a pas de petit crime, a indiqué la porte-parole Marie-Christine Villeneuve, par courriel. Ainsi, de nombreuses personnes victimes d’un crime qui n’est pas jugé « prioritaire », et qui subissent pourtant beaucoup de conséquences liées à l’évènement, pourraient se sentir abandonnées et non considérées par le système de justice. »

Un conflit qui perdure 

Face à l’opposition qui réclame un statut prioritaire pour la justice dans les négociations entourant le renouvellement des conventions collectives du secteur public, le cabinet de la présidente du Conseil du trésor, Sonia LeBel, répond qu’il est « conscient des problèmes de rétention et d’attraction du personnel dans les palais de justice » et que « tous les efforts nécessaires [sont déployés] pour trouver des solutions pérennes à ces enjeux ».

Pour les greffiers, la dernière convention collective signée avec leur syndicat incluait une prime de 10 %. Concernant les constables spéciaux des palais de justice, « nous avons conclu des ententes avec près de 90 % des agents de la paix de la province [et] nous sommes confiants que les parties pourront conclure une entente mutuellement satisfaisante dans un avenir rapproché », affirme-t-on au cabinet.

Depuis septembre, la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, a mis en place une réforme pour accroître le temps de délibérations des juges. Les 160 juges de la Cour du Québec siègent désormais un jour sur deux, plutôt que deux jours sur trois. Cette décision a mené à un conflit ouvert entre la Cour et le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette.

La juge en chef demande d’ajouter 41 juges pour compenser la perte de 4617 jours d’audience annuellement, ce que le gouvernement refuse. M. Jolin-Barrette et Mme Rondeau ont depuis mandaté l’ex-juge et ancien sous-ministre Jacques Chamberland à titre de facilitateur afin de les accompagner dans la recherche de solutions communes. Le cabinet du ministre de la Justice a également affirmé jeudi à La Presse que les nouvelles instructions du DPCP à l’intention des procureurs sont une conséquence directe de la décision de la Cour du Québec de changer les ratios jours siégés/jours de délibéré pour les juges à la Chambre criminelle et pénale. Cette situation « n’est pas tolérable », a-t-il dit.