En raison de l’explosion anticipée des délais judiciaires, les procureurs devront désormais prioriser certaines poursuites, au détriment des autres, a annoncé jeudi le Directeur des poursuites criminelles et pénales. Une situation qui « n’est pas tolérable », dénonce le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette.

Meurtres, violences sexuelles et conjugales, maltraitance d’enfants et d’aînés : ces crimes devront désormais être priorisés par les procureurs s’ils doivent choisir certaines poursuites pour éviter des délais déraisonnables, a annoncé jeudi le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) dans un feuillet d’instructions destiné aux procureurs.

« La conséquence réelle, c’est que des criminels pourraient désormais s’en sortir sans dossier criminel, même s’ils ont fait des actes », dénonce MGuillaume Michaud, président de l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales. « On parle de dossiers de stupéfiants, d’armes à feu s’il n’y a pas de blessures, de crimes économiques, de méfaits, etc. »

Cette annonce a lieu en contexte d’explosion des délais judiciaires au Québec, en raison d’une réforme controversée de la Cour du Québec.

« Bien que la situation des délais judiciaires puisse varier d’un point de service à l’autre et qu’elle soit évolutive, le DPCP est conscient que nous sommes confrontés à devoir prioriser des dossiers en fonction des dates qui nous sont offertes par la Cour », a précisé par courriel Me Audrey Roy-Cloutier, porte-parole pour le DPCP.

C’est comme dire à un médecin qu’il doit choisir quel patient il va opérer. Quand on est rendu, comme société, à avoir une justice qui doit prioriser certains crimes, pour nous, les procureurs, ça n’a aucun sens.

MGuillaume Michaud, président de l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales

La nouvelle, tombée jeudi, ne le surprend toutefois pas. « Le Directeur n’a pas le choix de faire ça dans la situation actuelle. Ce n’est pas une grande surprise, mais est-ce que c’est triste ? Oui. C’est un message difficile qui est envoyé à la population aujourd’hui », estime-t-il.

Le ministre Jolin-Barrette persiste et signe

Au cabinet du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, on affirme que ces nouvelles instructions du DPCP à l’intention des procureurs sont une conséquence directe de la décision de la Cour du Québec de changer les ratios jours siégés/jours de délibéré pour les juges à la Chambre criminelle et pénale.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Simon Jolin-Barrette, ministre de la Justice

« Nous l’avons toujours dit : cette décision [de la juge en chef Lucie Rondeau] risque d’entraîner de graves conséquences sur les délais judiciaires et donc ultimement, directement sur les personnes victimes. L’obligation du DPCP de prioriser certains dossiers en est l’exemple concret. Ce n’est pas tolérable », a-t-on indiqué jeudi.

À la fin de l’automne, La Presse rapportait qu’en plus d’une grave pénurie de personnel, le système judiciaire était déstabilisé par cette nouvelle réforme.

Alors qu’ils siégeaient auparavant deux jours sur trois et délibéraient la troisième journée (ratio 2/1), les 160 juges de la Cour du Québec siègent un jour sur deux (ratio 1/1) depuis septembre.

La juge en chef demande à Québec d’ajouter 41 juges pour compenser la perte de 4617 jours d’audience annuellement, ce que le gouvernement refuse net.

Il y a quelques semaines, le gouvernement Legault et la Cour du Québec ont entamé des pourparlers afin de régler leur litige, a-t-on indiqué au cabinet du ministre de la Justice.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec

M. Jolin-Barrette et Mme Rondeau « ont conjointement mandaté [l’ex-juge et ancien sous-ministre] Jacques Chamberland à titre de facilitateur afin de les accompagner dans la recherche de solutions communes suivant la réorganisation du travail des juges siégeant en matière criminelle et pénale », ont-ils fait savoir en janvier dernier. Les discussions pour dénouer la crise se poursuivent.

Les crimes contre la personne priorisés

Pendant que ce bras de fer judiciaire et politique continue, des milliers de causes sont en péril.

En janvier, le ministère de la Justice projetait qu’entre 48 000 et 55 000 dossiers risquaient de dépasser le plafond de l’arrêt Jordan en août 2023. Pour 9000 de ces causes criminelles, le dépassement serait directement attribuable à la nouvelle réforme.

Rappelons que l’arrêt Jordan est une décision phare de la Cour suprême selon laquelle un délai de 18 à 30 mois (selon le cas) doit être respecté entre la mise en accusation et le dénouement d’un procès, afin d’assurer les droits fondamentaux des accusés.

Dans ce contexte, le directeur des poursuites criminelles et pénales, MPatrick Michel, a souhaité se montrer solidaire des procureurs, qui, eux, doivent expliquer leurs décisions aux différentes parties impliquées, indique MRoy-Cloutier.

Les crimes qui seront désormais priorisés, selon les nouvelles instructions du DPCP, sont :

  • les infractions ayant causé la mort ou des blessures graves ;
  • les infractions à caractère sexuel ;
  • les infractions de maltraitance envers les enfants ;
  • les infractions commises dans un contexte de violence conjugale ;
  • les infractions commises dans un contexte de maltraitance à l’égard des aînés, y compris les crimes économiques.

Il ne s’agit pas d’un ordre d’importance, mais bien de tous les types d’infractions à prioriser, ajoute MRoy-Cloutier.

« [Cette priorisation] est maintenant une directive, donc les procureurs doivent s’y référer, explique le criminaliste Charles B. Côté. Ça démontre la volonté du Directeur de traiter en priorité des crimes contre la personne, c’est un signal fort envers les victimes. »

D’autres types de crimes, notamment les fraudes et les crimes économiques, risquent toutefois d’être écartés, remarque-t-il.

Maintenir la confiance de la population

Des instructions additionnelles ont aussi été données aux procureurs pour les orienter dans leurs prises de décision, notamment de tenir compte de la nature et de l’ampleur des dommages et des conséquences sur les victimes, ou encore des effets sur la collectivité.

L’importance des ressources consacrées à l’enquête ainsi que les éventuelles conséquences d’un arrêt du processus judiciaire sur l’ordre public et la confiance de la population envers le système de justice doivent aussi être évaluées.

En ce sens, ce qui touche les armes à feu ou le trafic de stupéfiants ne serait pas nécessairement écarté d’emblée. Les réalités varient d’un district à l’autre, rappelle MRoy-Cloutier.

Dans tous les cas, le système de justice doit trouver des solutions, plaide MMichaud « Il faut penser à la population, aux victimes, pour réussir à sortir de cette situation-là qui pourrait s’aggraver, assène-t-il. Ces directives-là, ça veut dire qu’il va y avoir des conséquences graves et réelles dans les prochains mois si rien ne se passe. »

Lisez notre article « Explosion de délais : la justice près du “point de rupture” » Lisez notre article « Réforme de la juge Rondeau : 9000 causes criminelles en péril, selon Québec »

Le bras de fer entre le gouvernement et la Cour du Québec, en quelques dates

Décembre 2021

La juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, informe le gouvernement de son intention de mettre en place une réforme pour accroître le temps de délibérations des juges.

Septembre 2022

Les 160 juges de la Cour du Québec commencent à siéger un jour sur deux (ratio 1/1), malgré l’opposition du gouvernement de François Legault.

Novembre 2022

La Cour supérieure refuse de suspendre temporairement la réforme, comme le demande le gouvernement du Québec. La cause est portée en appel.

Janvier 2023

Le ministère de la Justice affirme, dans un rapport déposé à la Cour d’appel, que 9000 causes criminelles risquent de dépasser le plafond de l’arrêt Jordan d’ici l’été, conséquence directe de la réforme de la Cour du Québec.

Janvier 2023

L’ex-juge et ancien sous-ministre Jacques Chamberland est chargé comme facilitateur de trouver des solutions et de dénouer l’impasse.

Lila Dussault, La Presse