Le système de justice risque d’atteindre un « niveau de criticité » inégalé d’ici la fin de l’été en raison de la réforme controversée de l’horaire de travail des juges de la Cour du Québec. Pas moins de 9000 causes criminelles sont en péril précisément en raison de la décision de la juge en chef, selon le ministère de la Justice.

En parallèle, un nouveau rapport d’expertise produit pour Québec descend en flammes le « document maître » justifiant la réforme Rondeau et qualifie celle-ci de « mesures administratives aussi radicales et unilatérales […] conçue[s] spécifiquement pour prendre en otage le gouvernement ».

Ce litige autant judiciaire que politique porte sur la décision de la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, d’allonger le temps de délibérations des juges au criminel et au pénal au détriment de leur temps passé en salle d’audience. Depuis des mois, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, tente de faire annuler cette décision « unilatérale » par les tribunaux supérieurs.

Depuis septembre 2022, les juges profitent d’une journée de délibérations pour chaque journée sur le banc (ratio 1/1), alors qu’ils siégeaient auparavant deux jours et délibéraient la troisième journée (ratio 2/1). Une perte nette de 4617 jours d’audition.

Pour compenser, la juge en chef réclame 41 nouveaux juges, mais Québec refuse.

De nouvelles projections du ministère de la Justice estiment qu’en août 2023, de 48 000 à 55 000 causes dépasseront le plafond de 18 mois de l’arrêt Jordan en cas de réorganisation de l’horaire des juges. Ces causes risquent donc de faire l’objet de requêtes en arrêt du processus judiciaire pour délais déraisonnables.

Ces projections sont semblables à celles mises en preuve l’été dernier par le ministère de la Justice – et qualifiées de scénarios « incongrus » et « irrationnels » par la Cour du Québec.

Dans un nouveau rapport déposé en preuve devant la Cour d’appel, l’auteur conclut « plus précisément » que près de 20 % de ces causes, soit environ 9000, seraient « directement attribuables au changement de ratio à la Cour du Québec ». Les autres causes seraient le résultat des « tendances antérieures ». On peut penser par exemple à la grave pénurie de personnel qui plombe le système judiciaire.

De plus, la situation actuelle pourrait s’avérer « encore plus problématique » lorsque tous les districts judiciaires appliqueront pleinement ce nouveau ratio, souligne le rapport du 22 décembre dernier.

Une baisse de 8 % du nombre de séances a été observée au Québec en septembre dernier. Les variations sont toutefois importantes entre les districts : une diminution notable de 17 à 22 % à Québec, Gatineau et Joliette, une légère baisse de 4 % à Montréal et même une légère hausse à Longueuil et à Laval.

À Montréal, les délais pour fixer une date de procès de deux jours pour un accusé en liberté sont passés de 10 à 13 mois en seulement un an, indique un tableau de la Cour du Québec déposé en preuve dans le cadre d’une requête Jordan. En décembre 2019, il était possible de fixer un procès à peine cinq mois plus tard.

Évaluation de la charge de travail

La juge en chef justifie sa réforme par la complexification du droit depuis l’avènement de la Charte des droits et libertés en 1982 et par la lourdeur de la charge de travail découlant des nombreuses requêtes et décisions écrites à rendre. L’ancien horaire « compromettait une justice de qualité » à ses yeux.

La pierre d’assise de la réforme Rondeau est le rapport intitulé L’évolution de la fonction de juge rédigé l’an dernier par le juge retraité Maurice Galarneau. Dans une déclaration sous serment, la juge en chef affirmait en novembre dernier que les conclusions du « rapport Galarneau » n’avaient jamais été remises en question.

Or, un rapport d’expertise de 60 pages déposé par Québec démolit les conclusions du « rapport Galarneau ».

« Il est impossible de voir, dans les propos de l’honorable juge Galarneau, la situation d’urgence pouvant justifier la mesure recommandée. […] Ce qui est recherché est un confort intellectuel additionnel dans l’exercice de ces fonctions », conclut l’auteur MPierre Lapointe, qui a longtemps été substitut en chef du procureur général.

Le « rapport Galarneau » ne contient aucune « donnée objective » pour évaluer l’ampleur de la tâche des juges, soutient MLapointe.

En fait, depuis 25 ans, il n’y a aucune augmentation « significative » des facteurs soulevés par le juge Galarneau, révèle une analyse statistique du ministère de la Justice. Le nombre de causes criminelles ouvertes est même en diminution depuis 2012, ajoute l’auteur.

L’une des principales justifications de la réforme Rondeau porte sur l’augmentation des requêtes depuis 40 ans. Or, l’analyse de 8000 dossiers judiciaires montre que les requêtes sont en baisse constante, conclut MLapointe. En 2021, 4,8 % des causes avaient fait l’objet d’une requête, contre 6 % en 2013-2014.

« Ces données ne sont pas significatives pour justifier une imposition uniforme et généralisée d’un nouveau ratio pour toutes les affaires au Québec », affirme MLapointe, en indiquant que 92 % des affaires criminelles se règlent avant le procès ou au premier jour d’audience et ne sont pas susceptibles de faire l’objet de requêtes.

Le rapport commandé par Québec conclut que le « rapport Galarneau » aurait aussi dû considérer « l’effet pervers » de ses recommandations. « Il est à craindre, en raison de cette mesure, que le système judiciaire ait à faire face à court terme à un nombre très important de requêtes en délais déraisonnables », conclut l’auteur.

La Cour d’appel devrait entendre les parties en 2023.

En savoir plus
  • 141 781
    Nombre de causes actives projetées en août 2023 à la suite du changement de ratio
    48 458
    Nombre de causes projetées dépassant 18 mois d’âge en août 2023, selon le scénario le plus optimiste
    Source : MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU QUÉBEC