(Montréal) Une agence de placement de personnel de Victoriaville, au Québec, est condamnée à payer plus de 300 000 $ en dommages à des travailleurs agricoles guatémaltèques qu’elle a horriblement exploités, menacés et harcelés psychologiquement, a tranché le Tribunal administratif du travail.

« Il s’agit d’un comportement choquant que la société réprouve et qui mérite d’être dénoncé », écrit dans sa décision la juge administrative France Giroux.

Les 11 hommes étaient venus au Québec dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires afin de travailler dans le secteur de l’agroalimentaire.

Selon les conditions inscrites à leur permis de travail, ils avaient le droit de travailler uniquement pour l’employeur qui y est désigné.

Mais après leur arrivée, ils ont été sollicités par une agence de placement de salariés, appelée Entreprise de placement Les Progrès inc. Le propriétaire de celle-ci, Esvin Trinadad Cordon Paredes, leur a fait miroiter de meilleures conditions de travail, un salaire plus élevé et surtout, que ce changement d’employeur était légal, est-il rapporté dans la décision.

Certains des travailleurs agricoles ne parlent qu’espagnol et certains ne savent ni lire ni écrire. Ils se trouvent dans une situation vulnérable dans un pays qui ne leur est pas familier, écrit la juge Giroux.

Après avoir joint l’employeur, ils sont affectés pour travailler chez divers donneurs d’ouvrage, dont des fermes, qui étaient des clients de l’agence.

Dans leur poursuite, les hommes ont allégué avoir subi du harcèlement psychologique pendant toute la durée de leur emploi au cours de laquelle ils sont logés par l’employeur, certains dans un logement qu’ils décrivent comme surpeuplé et mal chauffé. Ils se plaignent de promesses mensongères et d’agissements illégaux, d’heures de travail abusives et non payées — des quarts de travail parfois de 24 heures — de surveillance excessive dans leur vie privée, ainsi que d’insultes à répétition et de menaces visant aussi leur famille.

Leurs passeports, cartes d’assurance sociale et permis de travail ont été remis à l’employeur qui soutenait en avoir besoin pour faire les démarches légales, ont expliqué les travailleurs.

Les honoraires du conseiller en immigration qui devait les aider étaient d’environ 3000 $ à 4000 $ selon le cas de chacun, et l’employeur les déduisait directement de leurs paies. Il ne leur remettait que 300 $ par semaine, alors qu’ils travaillaient de longues heures et envoyaient de l’argent à leurs familles au Guatemala. Ils ne recevaient même pas le salaire minimum, note la juge.

De plus, selon le jugement, leurs heures de labeur et les jours de repos ne respectaient pas la Loi sur les normes du travail. La conjointe du propriétaire de l’agence fait des ménages et les obligeait à l’aider — sans rémunération.

Ils étaient mal nourris, allèguent les 11 hommes : souvent seulement une boîte de soupe comme souper après une journée de dur labeur aux champs. À un certain moment, il leur était interdit d’acheter de la nourriture et de la préparer chez eux, pour ne pas salir les lieux, leur disait-on.

Dans un logement au sous-sol où habitaient certains d’entre eux, ils avaient froid et n’avaient pas le droit d’augmenter le chauffage. Ils vivaient entre 10 et 15 dans un logement de deux pièces, avec une seule douche et un seul lit : les autres dormaient sur des matelas gonflables à même le sol froid, ont-ils témoigné.

Des règles étaient affichées dans leurs logements et le moindre accroc pouvait entraîner le paiement d’amendes de 5 $ à 20 $. Un caleçon oublié dans la salle de bain par un ouvrier épuisé lui a coûté 20 $, rapporte l’un d’eux. Même montant pour cet autre qui a cassé une assiette. La conjointe est débarquée dans leur logement sans avertissement, et elle a crié pour un lit non fait ou un objet au sol, ont-ils témoigné. Épuisés, ils ont payé.

Les insultes fusaient de la part du propriétaire de l’agence et de sa conjointe : on les traitait de porcs, de « sans cervelle », de sots. Les hommes se sentaient ridiculisés et humiliés. Et toujours, pour les contrôler, la menace de les dénoncer aux autorités d’immigration. « Des menaces de faire du mal aux plaignants ou aux membres de leur famille au Guatemala sont faites par Cordon (le propriétaire) s’ils ne s’acquittent pas de leur dette », est-il aussi écrit dans la décision par la juge qui croit les témoignages des travailleurs.

Finalement, les ouvriers sont arrêtés en 2016 par l’Agence canadienne des services frontaliers et détenus dans des centres d’immigration.

Interrogé avant l’audition, le conseiller en immigration a admis n’avoir fait aucune démarche pour les travailleurs pour modifier leurs permis, « malgré les sommes importantes soutirées », peut-on lire dans la décision.

L’employeur nie les mauvais traitements et soutient avoir lui-même été induit en erreur par le conseiller en immigration quant à la légalité des démarches faites au nom des travailleurs. La juge ne croit pas sa version des faits : « il a livré un témoignage évasif, répondant plusieurs fois ne pas se rappeler d’événements précis, ce qui a entaché la crédibilité et la fiabilité de son témoignage ».

« Le Tribunal conclut que les plaignants ont été victimes de harcèlement psychologique sur une période variant entre 6 semaines et 18 mois, selon les cas. Ces conduites ont porté atteinte à leur dignité, à leur intégrité psychologique et entraîné un milieu de travail néfaste », est-il écrit dans la décision.

« Les plaignants se sont retrouvés dans une situation d’exploitation et de dépendance dans la mesure où l’employeur menaçait de les dénoncer à l’immigration et de s’en prendre à leur intégrité physique ou à celle de leur famille au Guatemala s’ils n’acceptaient pas ces conditions, excluant pour eux tout retour en arrière. Leur arrestation a mis fin à cette situation, mais non sans conséquence pour les plaignants. »

Chacun des travailleurs s’est vu accorder 5000 $ en dommages punitifs par la juge — « en raison de la gravité et du caractère hautement répréhensible des actes commis par l’employeur » — ainsi que des sommes allant de 20 000 $ à 30 000 $ pour des dommages moraux, selon leur situation.

Les travailleurs ne verront peut-être jamais la couleur de cet argent : pendant l’audition devant le tribunal, l’employeur a fait cession de ses biens.