Le marché Jean-Talon, haut lieu de l’« économie sociale », n’est pas doté d’installations de compostage. Résultat ? Des tonnes de fruits et de légumes – qu’ils soient encore comestibles ou pas – atterrissent chaque semaine dans le conteneur à déchets, a constaté La Presse. Un marchand de longue date dénonce l’inertie de la direction, qui promet de corriger le tir « prochainement ».

Le crêpier Jérôme Arlabosse se fait un point d’honneur de proposer un restaurant zéro déchet au cœur du marché Jean-Talon. Or, l’absence d’installations de compostage dans le plus grand marché à ciel ouvert de Montréal – et l’un des plus grands en Amérique du Nord – lui rend la tâche difficile, voire impossible.

Récemment, l’administration lui a demandé de retirer l’un des deux bacs de compost qu’il a lui-même placés pour son commerce, la Crêperie du marché, dans l’un des deux locaux de gestion des matières résiduelles.

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Jérôme Arlabosse, propriétaire de la Crêperie du marché

Cet été, on était quasiment zéro déchet, mais avec un seul bac, on doit jeter une partie de nos résidus alimentaires aux vidanges.

Jérôme Arlabosse, propriétaire de la Crêperie du marché

M. Arlabosse se bat pour que le marché Jean-Talon, où il sert ses galettes de sarrasin et ses crêpes sucrées depuis 2005, se mette au compost. La centaine d’entreprises qui s’y trouvent génèrent autour de 500 tonnes de déchets par année, selon les plus récentes estimations de la Société des marchés publics de Montréal. Du nombre, environ 340 tonnes sont des matières organiques.

Chaque semaine, aux abords de la rue Henri-Julien, le crêpier Jérôme Arlabosse fait cavalier seul et sort son bac brun. Celui-ci est vidé par l’arrondissement dans le cadre de la collecte municipale des résidus alimentaires. Officiellement, le territoire du marché Jean-Talon ne cadre pas avec le système public. « Mais on m’a dit qu’on pourrait sortir 5-10-15 bacs, et que la collecte se ferait sans problème », raconte le restaurateur, qui a été accompagné par l’organisme La vague – instigateur du réseau de gobelets réutilisables La tasse – dans ses démarches.

Initiative moins efficace que prévu

Aujourd’hui, les espaces de gestion des matières résiduelles du marché accueillent notamment un conteneur à déchets, un compacteur pour le recyclage et une chambre froide consacrée à la récupération des fruits et légumes invendus.

Cette initiative, lancée à l’été 2017 sous le nom de « La récolte engagée » par le Centre de ressources et d’action communautaire de La Petite-Patrie (CRACPP), devait permettre de sauver 200 tonnes de denrées tous les ans. C’est du moins ce qu’avait affirmé François Croteau, alors maire de Rosemont–La Petite-Patrie, dans des entrevues avec plusieurs médias, dont La Presse.

En six ans, de 2017 à 2022, ce sont plutôt 68 tonnes de fruits et légumes – et non 1200 tonnes au total – qui ont été traitées et redistribuées à des citoyens en difficulté.

Au bout du fil, M. Croteau se dit « surpris » par cet écart, qui pourrait être en partie attribuable, selon lui, à un manque de ressources humaines et à une démobilisation des marchands à la suite de la crise de gouvernance des marchés publics en 2019.

Le CRACPP assure qu’il traite tous les aliments déposés dans la chambre froide du marché.

Des légumes gaspillés

Faute d’installations de compostage au marché Jean-Talon, tous les aliments et les restes qui ne sont pas revalorisés, c’est-à-dire quelque 330 tonnes par année, atterrissent inévitablement au dépotoir. Lors de notre passage pour voir le petit espace « compost » de la Crêperie du marché dans la salle des matières résiduelles, de gros sacs de feuilles de laitue et de zucchinis dormaient parmi les déchets.

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Ces boîtes de brocolis encore comestibles se retrouveront dans le conteneur à déchets du marché Jean-Talon.

Par hasard, le lendemain, en présence du photographe de La Presse, des employés extirpaient de leur camion de grandes quantités d’aliments encore comestibles destinés à la poubelle. « La majorité des marchands jettent leurs fruits et légumes à la fin de la journée », observe M. Arlabosse, qui montrera à notre photographe des couronnes de brocoli d’allure impeccable. Ce genre de scènes est quotidien, assure-t-il.

« Ce que vous me dites, je ne le souhaite pas, je ne l’ai pas vu, réagit Nicolas Fabien-Ouellet, directeur général de la Société des marchés publics de Montréal. Après, il y a du roulement de personnel. Est-ce qu’il faut faire le mémo qu’on fait à peu près une fois par année pour rappeler à tout le monde le programme des invendus ? Peut-être. Ça demeure un service volontaire, mais on veut commencer par là et ensuite diriger les denrées non comestibles ailleurs. »

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Boîtes dans l’une des salles de gestion des matières résiduelles. Le contenu allait être jeté, selon des employés sur place.

Il est à noter que les conteneurs à déchets du marché Jean-Talon sont situés dans des salles privées, ce qui rend impossible pour les citoyens la pratique du déchétarisme, ou dumpster diving, qui consiste à fouiller les poubelles à la recherche d’aliments encore consommables pour éviter le gaspillage alimentaire.

La journée où le marché Jean-Talon a appris que La Presse s’intéressait à la question du compostage, l’administration a discuté avec un fournisseur privé pour « faire chiffrer » la mutualisation de la collecte des matières résiduelles. Bonne nouvelle : « Il y avait des contraintes techniques jusqu’à présent, mais là, on voit que le privé s’est mis à jour dans ses services », dit M. Fabien-Ouellet.

On croit avoir trouvé une solution technique avec des compacteurs doubles qui pourraient rentrer dans nos salles de déchets actuelles.

Nicolas Fabien-Ouellet, directeur général de la Société des marchés publics de Montréal

M. Arlabosse se montre à la fois surpris et heureux de telles avancées après s’être buté, dit-il, à de nombreuses portes fermées dans les dernières années. Le restaurateur précise que sa sortie publique ne vise pas à attaquer qui que ce soit, mais à encourager les différents partenaires à s’asseoir et à trouver une solution rapidement.

Un pionnier de… l’éducation

En matière d’éducation publique, le marché Jean-Talon a été prompt à promouvoir le compostage, par exemple par l’entremise d’ateliers dès 2008 et par la distribution de milliers de sacs de compost gratuits année après année.

En 2015, lors de l’annonce de nouvelles installations pour la gestion des matières résiduelles, la direction évoquait avec le défunt journal Métro une deuxième phase du projet comprenant un nouveau bâtiment « qui pourrait accueillir de quoi faire du compost ».

Huit ans plus tard, aucun plan en ce sens n’est dans les cartons. En attendant cette « solution idéale », le crêpier Jérôme Arlabosse dit avoir plaidé en vain pour l’installation de conteneurs à compost réfrigérés – pour éviter les odeurs en été –, que ce soit dans les salles de gestion des matières résiduelles, dans une section extérieure inexploitée du marché ou, au pire, dans un coin du stationnement au sous-sol. Des contraintes d’espace, d’argent et de motivation des marchands étaient invoquées par les gestionnaires, dit-il.

C’est en réponse à cette fin de non-recevoir que M. Arlabosse affirme avoir implanté son propre système de bacs bruns, sans l’appui de la direction.

Nicolas Fabien-Ouellet argue que les marchés publics, bien qu’ils soient des « zones d’innovation », sont soumis à des contraintes. « Ce sont de grandes zones ; on ne peut pas mettre des bacs bruns comme ailleurs et espérer que ce soit propre, sécuritaire et bien fait. On souhaite vraiment avoir une salle de tri mutualisée qui est aux meilleures normes. On travaille dans cette direction et je suis assez confiant qu’on va pouvoir l’offrir prochainement. »

Qu’en disent les autorités municipales ?

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Montréal a comme objectif « de détourner 60 % des matières organiques de l’élimination en 2025 ».

Pourquoi composter ? demande la Ville de Montréal sur son site internet. « Aujourd’hui, au Québec, les restes de nourriture et les emballages en cellulose souillés représentent encore près de 60 % du contenu de la poubelle, explique-t-elle. Ces déchets vont à l’enfouissement, polluent nos sols et émettent du méthane, un puissant gaz à effet de serre. » Il est à noter que c’est la Ville qui mandate depuis 1993 la Société des marchés publics de Montréal – anciennement la Corporation de gestion des marchés publics de Montréal – pour assurer le fonctionnement, entre autres, des marchés Jean-Talon, Atwater et Maisonneuve. L’administration de la mairesse Valérie Plante n’avait pas répondu à nos questions au moment où ces lignes étaient publiées. « La Société connaît bien les objectifs du Plan directeur de gestion des matières résiduelles de la Ville de Montréal et nous savons qu’elle travaille sur des projets visant à améliorer la valorisation des résidus alimentaires », a pour sa part indiqué un porte-parole de l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie, après que le maire François Limoges a refusé notre demande d’entrevue. Dans son plan directeur 2020-2025, l’agglomération de Montréal indique avoir comme objectif « de détourner 60 % des matières organiques de l’élimination en 2025 et 100 % en 2030 ».