Un débardeur du port de Montréal qui occupe un rôle névralgique dans le chargement de conteneurs a été le bras droit du Hells Angel Marvin Casper Ouimet entre 2007 et 2008. Congédié alors qu’il faisait l’objet d’une enquête policière, il a été réembauché après avoir plaidé coupable à des accusations de gangstérisme, de blanchiment d’argent et de complot pour l’importation de cocaïne, a appris La Presse.

Yves Lafontaine, un solide gaillard qui a aussi été un membre en règle des défunts Rockers, club-école des Hells Angels impliqué dans la sanglante guerre des motards, est aujourd’hui opérateur de grue-portique. Ces immenses appareils, qui déplacent les conteneurs entre les navires et les quais du port, sont conduits uniquement par les débardeurs ayant le plus d’ancienneté.

En dépit d’un rapport du ministère de la Sécurité publique, qui faisait état en 2011 de l’infiltration du crime organisé dans les ports canadiens et de la « corruption potentielle d’employés du port, [y compris] les débardeurs », M. Lafontaine occupe cet emploi sans être titulaire d’une « habilitation de sécurité en matière de transport ». Ce document, obtenu après une enquête d’antécédents criminels de la GRC et du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), écarte spécifiquement toute personne qui « est ou a été membre d’une organisation criminelle », selon le règlement fédéral en vigueur depuis 2004.

Seul un « laissez-passer portuaire de zone réglementée 1 » est nécessaire pour se déplacer sur les quais, mais il ne donne pas accès aux zones plus sévèrement contrôlées. Le fait que certains travailleurs puissent circuler dans les ports avec ces laissez-passer plus permissifs avait été qualifié de « faille évidente » par le comité permanent du Sénat sur la sécurité et la défense, en 2007, dans un rapport sur la sécurité maritime.

« Je ne pourrai jamais être patron, ni vérificateur, ni travailler pour les compagnies d’amarrage. Je n’ai pas accès aux salles où travaillent les patrons », dit M. Lafontaine, qui a accepté de parler à La Presse par souci de transparence.

Même s’il reconnaît que son passé est tumultueux, il jure ne plus rien avoir à faire avec le monde interlope. « J’ai tout perdu quand ça s’est passé, ces histoires-là. Je suis complètement reparti à zéro, je travaille, et j’ai réussi à me refaire une vie et un nom bancaire », dit l’homme de 58 ans, tout près de la retraite.

Sa prise de conscience s’est faite en prison, dit-il, alors qu’il purgeait une peine de deux ans et demi pour les crimes dont il s’est reconnu coupable.

Quand ton enfant de 7-8 ans vient te voir en dedans pour une visite dans le temps des Fêtes, qu’il est blanc comme un drap et qu’il a peur, ça fait réfléchir. J’ai décidé de changer de vie complètement.

Yves Lafontaine

Congédié, puis réembauché

Comme tous les autres débardeurs à l’époque, Yves Lafontaine a été embauché à la fin des années 1990 par la liste de référence du Syndicat des débardeurs, seule porte d’entrée possible à ce moment-là. Il est cependant vite parti en congé de maladie, après seulement huit mois de travail.

Tout en gardant son lien d’emploi avec le port, il a ouvert des restaurants, des bars et une entreprise de lotissement de terrains, sans retourner à son poste pendant des années.

Des documents policiers allèguent qu’entre 2007 et avril 2008, il a fait partie d’une organisation criminelle dirigée par Marvin Casper Ouimet, un membre en règle des Hells Angels qui a été libéré d’office d’une peine de 14 ans le 13 septembre dernier, sous de sévères conditions. Le groupe avait tenté d’infiltrer l’économie légale de la construction en prenant le contrôle de l’entreprise de maçonnerie L. M. Sauvé. Selon les documents policiers déposés en preuve, M. Lafontaine était l’homme de terrain qui « contrôlait le territoire [au] bénéfice des Hells Angels » dans cette affaire.

ARCHIVES LA PRESSE

Marvin Casper Ouimet

En avril 2008, l’Association des employeurs maritimes (AEM) l’a congédié, sous prétexte qu’il ne s’est pas présenté à une rencontre avec ses supérieurs. Le Syndicat des débardeurs a immédiatement déposé un grief.

Cinq mois plus tard, M. Lafontaine se faisait passer les menottes. Il a plaidé coupable à des chefs de gangstérisme et blanchiment d’argent dans le cadre de l’enquête Diligence, et de complot pour une affaire d’importation de cocaïne par voie terrestre en Outaouais.

Puis, en septembre 2010, alors qu’il attendait de connaître la durée de sa peine de prison, Yves Lafontaine a été réembauché comme débardeur. Le président du Syndicat des débardeurs de l’époque, Daniel Tremblay, et le président de l’AEM, Jean Bédard, ont signé un règlement de grief qui annulait son congédiement et le réintégrait en « congé sans solde » sans perte d’ancienneté. M. Lafontaine a ainsi pu maintenir son emploi pendant son incarcération.

L’AEM n’a pas voulu commenter la réembauche de M. Lafontaine ni les raisons qui ont mené à cette décision, se contentant de dire que l’entente est confidentielle.

Le Syndicat des débardeurs, lui, défend vigoureusement la décision.

En 2010, le président de l’AEM et le président du syndicat ont fait le pari que ce gars-là pouvait se reprendre en main, et ils ont eu raison de le faire.

Le conseiller syndical Michel Murray

M. Murray souligne que les crimes de M. Lafontaine n’ont rien à voir avec les opérations portuaires et plaide qu’il est de toute façon impossible pour des débardeurs de jouer un rôle dans des opérations clandestines impliquant des conteneurs. « Les gars ne savent pas ce qu’il y a dans les boîtes, affirme-t-il. Les camions ne peuvent pas entrer et sortir comme ils le veulent. Le port est un endroit très contrôlé », insiste-t-il.

Corruption, intimidation et « cellules silencieuses »

De nombreux rapports traitant de la criminalité dans le port de Montréal affirment le contraire.

Le crime organisé arrive à créer des « cellules silencieuses », notamment grâce au placement syndical, qui peuvent être « activées » à des moments cruciaux, relate la criminologue Anna Sergi, dans un rapport d’enquête sur la criminalité dans les ports de Montréal et de New York, publié en 2020 dans l’International Journal of Law, Crime and Justice. « C’est très commun, dans beaucoup de ports », assure-t-elle.

Des employés portuaires corrompus peuvent notamment déplacer des conteneurs « de façon à éviter intentionnellement » les inspections sur les quais, soutient un rapport publié en 2011 par le ministère de la Sécurité publique, basé sur des entrevues avec des autorités policières.

« Des conteneurs ont déjà été suspendus au-dessus de véhicules pendant une inspection, afin d’être « accidentellement » lâchés près des inspecteurs – un avertissement brutal que leur vie est en danger », a pour sa part écrit le comité permanent du Sénat sur la sécurité et la défense, dans un rapport qui s’est penché sur la question en 2002.

Le Syndicat des débardeurs soutient que ce sont plutôt d’autres types d’emplois portuaires qui sont généralement en cause lors de rafles policières au port. « Je n’ai pas souvenir d’un seul débardeur qui a été accusé, ces dernières années, pour du trafic ou de la complicité avec des groupes criminels en lien avec son travail sur les quais », martèle Michel Murray.

Yves Lafontaine, lui, assure qu’il n’y a aucun risque qu’il se fasse prendre dans ce genre de complot.

« Je suis sorti de ce monde-là », jure le débardeur.

« De toute façon, avec le passé que j’ai, je suis sûrement surveillé. Au port, il y a 5000 caméras, la GRC, la Sûreté du Québec, les douanes qui sont présentes… on est entourés de police à longueur de semaine », souligne-t-il.

Les risques de « subornation »

En 2013 et 2014, deux travailleuses du port de Montréal qui entretenaient des liens étroits avec des personnes accusées d’un complot d’importation de 43 tonnes de haschisch ont perdu leur habilitation sécuritaire, nécessaire pour accéder aux installations portuaires critiques. Elles les ont récupérées après de longues contestations judiciaires.

Brenda Forget, une contrôleuse du port de Montréal qui a perdu son accès en 2014, est la sœur de Brian Forget, un homme au lourd passé criminel associé au Gang de l’Ouest qui a écopé de cinq ans de prison pour le complot d’importation de drogue.

Elle figurait comme « personne d’intérêt » dans des rapports de la GRC depuis 2005. Sa résidence avait déjà fait l’objet d’une perquisition parce qu’elle était soupçonnée d’avoir « fabriqué des documents nécessaires » pour voler des marchandises.

« Il y a des motifs raisonnables de soupçonner que vous puissiez être dans une position où vous risquez d’être subornée afin de commettre un acte […] qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime », a justifié Transports Canada dans sa décision lui annonçant la suspension de son habilitation.

La décision a toutefois été cassée par la Cour fédérale, qui a conclu qu’elle a été prise « sans faits discernables », exclusivement sur la base du fait que « Mme Forget a un frère qui a un lourd casier judiciaire ».

Lynn Teresa Neale, employée de bureau du port responsable de rédiger les documents de camionnage permettant l’entrée et la sortie des conteneurs du port, a également perdu son habilitation sécuritaire en 2013, après que son conjoint a été arrêté dans la même opération visant un complot d’importation de haschisch.

Mme Neale s’était portée garante de la mise en liberté de son conjoint, et l’avait accueilli chez elle dans l’attente de son procès. Évoquant « des préoccupations relatives à son jugement et à sa fiabilité », une sous-ministre adjointe de Transports Canada a jugé que Mme Neale était « dans une position à risque d’être subornée » afin de commettre un acte criminel.

Les avocats de Mme Neale ont plaidé que le Ministère la rendait « coupable par association » et bafouait le principe sacré de la présomption d’innocence, mais la Cour n’a pas tranché en sa faveur.

En 2018, le conjoint de Mme Neale a été complètement innocenté, et la travailleuse a fini par gagner sa cause en arbitrage et a pu récupérer son habilitation sécuritaire.

En 2020, la Cour fédérale a néanmoins estimé que les pouvoirs exceptionnels accordés au ministre des Transports, lesquels lui permettent d’annuler l’habilitation sécuritaire sur la base de simples soupçons, sont nécessaires, « particulièrement contre les risques de sécurité venant “de l’intérieur”, comme la corruption, les éléments subversifs internes et la manipulation psychologique du personnel portuaire ».