Voyage à Vegas, party de Noël commun, idylles amoureuses : sous le nez de leurs patrons, les croupiers du salon de poker du Casino de Montréal entretiennent des liens étroits avec les habitués dont ils doivent pourtant animer les parties mettant parfois en jeu des fortunes.

C’est ce que révèle la décision d’une arbitre du travail, qui indique qu’employés et joueurs forment « une petite communauté, presque une famille ». Un croupier est devenu le parrain de l’enfant d’un joueur, des clients ont été intégrés dans le pool de hockey des employés du casino et beaucoup se rencontrent aux domiciles des uns et des autres, au risque de multiplier les conflits d’intérêts.

Ces situations sont « fréquentes », a écrit fin juillet l’arbitre du travail Francine Lamy en annulant le congédiement d’un croupier. Celui-ci, Francis Dupré, avait continué à animer des parties de poker auxquelles participait un habitué devenu un ami proche, avec lequel il avait fait un voyage de poker à Las Vegas.

Devant l’arbitre, M. Dupré a déballé son sac : il était loin d’être le seul à entretenir des liens personnels avec les joueurs qui s’assoient régulièrement à sa table. L’arbitre a retenu son témoignage, appuyé par plusieurs autres. Un de ses collègues a par exemple « constaté la présence d’amis à la table de pratiquement tous les croupiers ».

Au moment du congédiement de M. Dupré, en 2019, une autre croupière – son ex-conjointe – s’était d’ailleurs mise à fréquenter un joueur richissime qu’elle continuait à accueillir à sa table.

Les règles de Loto-Québec censées protéger l’intégrité des parties sont floues et appliquées de façon aléatoire, a jugé MLamy. Elle a transformé le congédiement de M. Dupré en suspension de 10 jours.

Loto-Québec a refusé la demande d’entrevue de La Presse.

« De nombreuses mesures sont déjà en place pour assurer l’intégrité de nos jeux et éviter les situations de conflit d’intérêts, dont la divulgation des liens d’amitié ou autres liens personnels entre les employés et les clients, a indiqué son porte-parole Renaud Dugas. L’intégrité est une valeur fondamentale pour nous, de même que l’éthique, et si certaines consignes doivent être renforcées ou davantage expliquées, elles le seront. »

Le Syndicat des croupiers n’a pas commenté le dossier.

« La consigne n’est pas claire »

Le salon de poker du Casino de Montréal a été inauguré en 2012, notamment pour faire concurrence à un établissement ouvert à Kahnawake. Une équipe de croupiers, dont M. Dupré, a été affectée spécifiquement à cette salle du Casino.

Au fil du temps, des habitués – notamment des joueurs professionnels – « développent des liens, ils apprennent aussi à connaître les croupiers qui travaillent régulièrement », décrit le jugement de l’arbitre du travail Francine Lamy. « Ils sont amis sur les réseaux sociaux, où ils échangent sur leur vie personnelle et l’employeur ne réglemente pas ces interactions. Ils se retrouvent pour des occasions de jeu, de sport, d’autres formes de divertissement. »

Les croupiers du Casino doivent normalement avertir leur supérieur lorsqu’un proche ou un ami s’assoit à leur table, afin qu’ils puissent être retirés si nécessaire. Mais au salon de poker, ces divulgations deviennent si nombreuses et fréquentes que les patrons « ne levaient pas les yeux, laissant la perception qu’on les dérangeait », a témoigné une croupière.

Petit à petit, seules les divulgations liées à la présence de la famille immédiate étaient effectuées, selon la version retenue par l’arbitre du travail. Loto-Québec ne semblait pas s’en formaliser. Jusqu’à ce que M. Dupré dénonce son ex-conjointe et vice-versa.

« La consigne n’est pas claire » et il n’y a pas d’« application constante sur les amis et relations amicales de toutes proximités », écrit l’arbitre du travail. « L’absence d’écrit, de guide d’application et de suivi est discordante avec l’importance que l’employeur prétend accorder à cette consigne. »

Clients « vulnérables, intoxiqués ou novices » à risque

Les règles de divulgation visent à protéger l’intégrité du jeu, a plaidé Loto-Québec devant l’arbitre du travail. L’omission de M. Dupré de dénoncer la présence de son ami à sa table met « en cause l’intégrité, l’honnêteté et l’impartialité du croupier », selon Loto-Québec.

Cette assurance est particulièrement importante pour le jeu, a plaidé Loto-Québec. « Les clients ne sont pas tous égaux ni toujours dans le même état, a plaidé la société d’État. Ils peuvent être vulnérables, intoxiqués ou novices et de ce fait, ne pas être en mesure de déceler la partialité qu’un œil sobre ou aguerri pourrait repérer. »

MFrancine Lamy a toutefois souligné que même un croupier qui souhaiterait avantager un ami à sa table aurait beaucoup de difficulté à le faire : « il exerce ses fonctions devant les huit joueurs assis à sa table et, en tout temps, sous caméra ».

« Loto-Québec prend acte de la décision de l’arbitre et s’y conformera, a ajouté M. Dugas. Ce jugement démontre à quel point nous sommes sensibles et prompts à réagir dans des situations où il pourrait y avoir apparence de conflit d’intérêts. »

Ce n’est pas la première fois que la probité des croupiers de Loto-Québec est remise en question. En 2017, une décision avait révélé que des employés de casinos fréquentaient illégalement des maisons de jeu autochtones et des tripots clandestins.

Deux croupiers avaient reçu des avis de congédiement et un rappel avait été envoyé à l’ensemble du personnel : il est totalement interdit aux employés des casinos du Québec de jouer dans toute maison de jeu dans la province.