Appartement à 7 °C, plâtre contenant de l’amiante détruit à l’air libre, intimidation : des locataires d’un immeuble d’Outremont disent vivre un « cauchemar » depuis que Carolyn Iarrera, vice-présidente de la chaîne de boutiques de vêtements Ernest, en assure la gestion.

« Dimanche, dans ma cuisine, il faisait 7 degrés Celsius. La veille, j’ai dû dormir avec un chandail pour rester au chaud. »

Locataire de longue date de l’immeuble situé au 25, avenue de l’Épée, à l’angle de l’avenue Laurier Ouest, à Outremont, la personne qui s’exprime dit être à bout de souffle.

J’essaie de vivre chez moi en paix, mais ce n’est plus possible.

Un locataire de l’immeuble

Pendant des années, des locataires, qui disent payer leur loyer « rubis sur l’ongle », ont adoré habiter dans l’immeuble de 12 logements, où tout le monde se connaît.

Tout a changé en 2019, à l’arrivée de Carolyn Iarrera, vice-présidente de la chaîne québécoise de boutiques de vêtements Ernest et administratrice d’une société à numéro qui détient l’édifice qui a autrefois appartenu à son père, Ernest Iarrera, fondateur des boutiques Ernest, mort en 2014.

La Presse a rencontré plus d’une demi-douzaine de locataires, qui habitent l’immeuble depuis 15 ans en moyenne.

Tous ont dénoncé la destruction l’été dernier de murs de plâtre décrits comme contenant de l’amiante dans un rapport réalisé l’année précédente par la firme d’experts Nvira, que La Presse a pu consulter. Les travaux ont été réalisés sans les protections adéquates pour l’air et les surfaces de l’édifice, notent-ils : les matériaux étaient tout simplement lancés dans la cour, là où se trouvent les bacs à recyclage des résidants.

Réalisés dans des appartements inoccupés, ces travaux ont envoyé de la poussière dans les aires communes de l’édifice, de même que dans plusieurs appartements. « J’ai retrouvé de la poussière blanche chez moi sur mon plancher, mes meubles, ma vaisselle… Il y a des enfants qui habitent dans l’immeuble », note un résidant de longue date qui, comme ses voisins, désire garder l’anonymat par crainte de représailles.

C’est la visite d’un inspecteur de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) à la suite d’une plainte d’un locataire qui a provoqué l’arrêt des travaux. Une porte-parole de la CNESST confirme qu’un inspecteur a fait arrêter un chantier en juillet 2022 pour cause de présence possible d’amiante, et a exigé un nettoyage. Voyant que rien n’était nettoyé au bout de quelques semaines, c’est finalement une locataire qui a fait le ménage des lieux communs et ensuite jeté l’équipement utilisé.

PHOTO FOURNIE PAR DES LOCATAIRES

Panneau annonçant des travaux sur des matériaux contenant de l’amiante au 25, avenue de l’Épée, à Outremont

À la reprise des travaux, des employés d’une firme spécialisée ont installé des corridors de plastique étanches pour retenir la poussière, selon la propriétaire de même que des photos qu’a pu voir La Presse.

Aussi, ils disent que des travailleurs embauchés par Mme Iarrera les intimident.

« Je descends l’escalier pour sortir de chez moi et les gars de construction ne me laissent pas passer, raconte une résidante. Ils me regardent et ne bougent pas. Je dois physiquement les contourner. »

PHOTO FOURNIE PAR DES LOCATAIRES

Sortie de secours de l’immeuble obstruée par des matériaux de construction

Une résidante a aussi entendu un groupe de travailleurs se ruer sur une fenêtre en criant qu’une locataire avait les seins nus chez elle.

Ils nous disent qu’on est juste des locataires, qu’on est trop pauvres pour s’acheter un logement. Notre sentiment de sécurité dans l’immeuble est à zéro.

Une locataire de l’immeuble

Plusieurs résidants ont dit que des travailleurs, de même que Mme Iarrera, étaient entrés dans leur appartement sans annoncer leur visite, alors qu’un propriétaire a l’obligation de donner à l’avance un avis verbal ou écrit de 24 heures.

Une résidante a ainsi raconté avoir été dans une rencontre Zoom pour le travail en 2021 quand elle a entendu du bruit dans sa chambre, pour finalement aller constater que Mme Iarrera y était et prenait des photos.

« Elle est entrée comme ça, sans cogner, rien ! C’est fou ! », dit-elle.

PHOTO FOURNIE PAR DES LOCATAIRES

Insalubrité dans les lieux communs de l’immeuble

À plusieurs reprises, des résidants ont appelé Énergir pour des fuites de gaz, de même que des inspecteurs de la Ville de Montréal, qui se sont rendus sur place cet hiver pour constater que la propriétaire n’avait pas installé suffisamment de plinthes chauffantes dans certains logements pour compenser le retrait du chauffage central.

« L’inspecteur m’a dit avoir envoyé trois avis à la propriétaire, mais rien n’a changé », dit un résidant. Un porte-parole de la Ville de Montréal a dit à La Presse qu’il ne pouvait pas commenter la situation.

Elle [Mme Iarrera] nous a déjà fait savoir qu’on devait s’estimer chanceux  de vivre à Outremont… On sait qu’il y a des travaux de structure à réaliser, mais la propriétaire en profite pour faire des rénovations très luxueuses.

Un locataire de l’immeuble

« Elle proposait de nous payer pour qu’on soit relogés temporairement, mais rien ne nous a jamais été détaillé par écrit, aucun échéancier, aucune liste des travaux, aucune information sur les hausses de loyer… Alors on n’y a pas donné suite. On ne peut pas présumer de ses intentions, mais ce qu’on vit, c’est un cauchemar. On n’est pas traités comme des humains. Nous sommes prêts à accepter des hausses de loyer, mais que ce soit fait par écrit, dans les règles. Des gens paient 1500 $ par mois pour un cinq et demie ici », note une personne qui habite l’immeuble.

« On suit les règlements »

Jointe par La Presse, Mme Iarrera confirme que des travaux majeurs ont lieu dans l’immeuble après que des inspections ont révélé que la fondation de l’édifice était gravement endommagée.

On doit réparer la structure, qui a été négligée pendant trop longtemps. C’est énorme. Ce n’est pas ce qu’on voulait faire, mais une fois qu’on le constate, on doit faire quelque chose. C’est vraiment compliqué, faire des travaux à Montréal.

Carolyn Iarrera, gestionnaire de l’immeuble

Mme Iarrera dit déplorer la situation d’un logement trop froid. « L’électricien va aller mettre d’autres plinthes. On a dû changer le chauffage parce que les tuyaux du chauffage central étaient trop vieux. Je lui ai proposé de la déplacer dans l’appartement au-dessus pendant que nous effectuions le travail dans son appartement. Elle n’a pas vraiment répondu. Le loyer a été baissé de 50 $ par mois, ce qui a fait passer le loyer de 535 $ à 485 $ par mois, ce qui est inférieur au prix médian d’un trois et demie à Outremont, qui est d’environ 1450 $ par mois. »

PHOTO FOURNIE PAR DES LOCATAIRES

État de l’entrée de l’immeuble, un récent vendredi soir. Les locataires disent souvent faire le ménage eux-mêmes dans les lieux communs de l’immeuble.

« Quelle assurance avait la locataire qu’elle pourrait réintégrer son logement ensuite ? Il n’y a aucun engagement détaillé. Tout est verbal », rétorque un locataire.

Pour ce qui est du désamiantage, Mme Iarrera a dit avoir fait affaire avec deux firmes spécialisées. « Moi, je peux juste vous dire que tous ces travaux vont coûter quasiment 2 millions. C’est assez pour te faire pleurer. »

Elle nie être entrée dans les logements sans en avertir les locataires. « Quant aux travailleurs, ils entrent quand le locataire est là », dit-elle.

PHOTO FOURNIE PAR DES LOCATAIRES

Une sortie de secours de l’édifice de l’immeuble obstruée lors de travaux

Questionnée pour connaître son opinion de ses locataires, et savoir si elle croyait qu’ils étaient des « profiteurs », Mme Iarrera a répondu par l’affirmative.

« Très. La vérité, très. Je pense qu’on a essayé de… Je fais tout correctement, mais c’est une atmosphère où on se fait mettre des bâtons dans les roues. »

Rencontre avec Michelle Setlakwe

Michelle Setlakwe, députée libérale de Mont-Royal–Outremont à l’Assemblée nationale, signale que son bureau est en contact avec une résidante.

« Je veux aller rencontrer les citoyens affectés, dit-elle. Ces locataires semblent vivre une situation très difficile, et ça me dérange. Je suis en train de recueillir toutes les informations, mais ce que je comprends, c’est qu’il y a peut-être des abus. »

MJulien Delangie, qui représente un locataire de l’immeuble dont l’appartement était récemment à 0 degré Celsius et qui passera bientôt devant le Tribunal administratif du logement (TAL), note qu’un propriétaire n’a pas le droit de modifier un système de chauffage en cours de bail.

« Ce type de changement doit faire l’objet d’une modification au bail », signale-t-il.

PHOTO FOURNIE PAR DES LOCATAIRES.

État dans lequel un locataire a trouvé son balcon lors de travaux réalisés sur la façade de l’immeuble

Aussi, plusieurs travaux effectués n’auraient pas dû avoir lieu dans un édifice habité, dit-il. « Le locateur a envoyé des avis d’évacuation pour travaux majeurs, mais quand il n’y a pas de réponse, c’est à la propriétaire de déposer une demande au TAL. Or, la propriétaire a déjà commencé des travaux qui portent atteinte à l’habitabilité du logement, et ça, ce n’est pas légal. »

En théorie, les locataires du Québec sont bien protégés par la loi, note MDelangie.

« Mais dans les faits, quand un propriétaire se met à rendre votre logement inhabitable, ou à entreprendre des démarches qui vont vous user beaucoup, les recours sont relativement limités, et le fardeau repose sur les épaules des locataires. »