Dans son édition d’hier, La Presse vous présentait comment la crise qui frappe le commerce de détail était vécue à New York, au Royaume-Uni et en France. Même si la métropole québécoise n’y échappe pas, de nombreux commerçants voient la lumière au bout du tunnel.

Philippe Sarrasin a fait le pari de quitter un emploi bien payé pour acheter une librairie indépendante dont personne ne voulait sur une artère commerciale moribonde de Verdun.

Résultat : ses affaires vont merveilleusement bien. Si bien qu’il vient d’en ouvrir deux autres, l’une dans la Petite-Bourgogne, l’autre à Lachine.

La plus récente, la librairie Les Passages, a été inaugurée le 20 septembre, rue Notre-Dame, à Lachine, dans un local de 4000 pieds carrés entièrement rénové. Notre-Dame, pour ceux qui l’ignorent, est l’une de ces artères commerciales décrépites qui affichent un taux affolant de locaux vacants. « C’est un peu le Far West », illustre Philippe Sarrasin. Les entreprises ferment les unes après les autres : banques, caisse pop, épicerie. Même la SAQ est partie.

« Ça ne me fait pas peur, lance-t-il. Verdun, ça ressemblait à ça, il y a 10 ans. »

Pourquoi M. Sarrasin réussit-il là où tant d’autres se cassent les dents ?

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Philippe Sarrasin, propriétaire de la librairie Les Passages

La réponse, selon Charles de Brabant, directeur exécutif de l’École Bensadoun de gestion du commerce au détail de l’Université McGill, qui a passé plus de 30 ans à l’étranger, dont 15 en Asie, est simple : il offre une expérience humaine unique dans un secteur qui vit une tempête parfaite.

Oui, le commerce électronique est en augmentation. Oui, on passe de plus en plus de temps en ligne. Mais on est quand même des humains. On a besoin de partager, de toucher, de faire partie d’une communauté.

Charles de Brabant, directeur de l’École Bensadoun de gestion du commerce au détail de l’Université McGill

Au moment où l’administration Plante a décidé de tenir une consultation publique sur les locaux commerciaux vacants dans la métropole, M. de Brabant prévient que la saignée n’est pas terminée. 

Il y aura deux fois plus de fermetures de magasins aux États-Unis cette année que l’an passé, estiment les experts. Les prévisions ne sont guère plus réjouissantes à Montréal, où on a assisté à de nombreuses faillites et fermetures.

Les causes sont multiples : hausses rapides des évaluations foncières et des loyers, essor du commerce en ligne, nouvelles habitudes de vie de la génération millénaire…

Directions opposées

Le commerce de détail va dans deux directions opposées, précise Charles de Brabant.

D’un côté, il y a les entreprises en ligne comme Amazon qui permettent aux consommateurs de trouver le bon produit au bon prix de la manière la plus pratique et la plus efficace possible. De l’autre, se trouvent tous les commerces qui offrent une expérience unique, comme les librairies de M. Sarrasin, mais aussi Lolë, Aritzia, BonLook, MEC ou Aldo, qui tirent leur épingle du jeu.

« Tout ce qui est au milieu est voué à disparaître, affirme le directeur de l’École Bensadoun. Les taxes qui ne cessent de croître et les travaux de construction à Montréal ne font qu’accélérer le processus. »

Ces commerces mourront parce qu’ils ne sont pas assez efficaces pour concurrencer Amazon ou Walmart, qui misent sur la technologie : intelligence artificielle, hyper personnalisation, plateformes de paiement, optimisation de la chaîne logistique, des opérations, etc. Et parce que leur expérience client n’est pas assez intéressante pour que les gens aient envie d’y aller.

« Le commerce de détail est un secteur très innovant qui demande à toutes les entreprises de se transformer et de prendre des risques énormes », soutient M. de Brabant.

« Si je fais quelque chose de moyen aujourd’hui, mes chances de survie sont moins que moyennes. »

Dans ce contexte, bizarrement, les détaillants de proximité, comme Le Petit Dep ou Espace Pepin, dans le Vieux-Montréal, ont la cote. Leurs ventes ont augmenté deux fois plus vite que le marché, en 2018. Les acheteurs aiment mieux encourager les commerçants situés près de chez eux que ceux du centre commercial et sont prêts à payer plus cher pour l’expérience et la commodité. Mais encore faut-il bien faire les choses et innover.

Le “Verdun love” est très fort. À Lachine, une des choses qui m’a attiré est ce sentiment identitaire qui est aussi très fort. Le tissu social ressemble à celui de Verdun. Et le tramway s’en vient – ça va révolutionner Lachine.

Philippe Sarrasin, propriétaire des librairies Les Passages

M. Sarrasin a si confiance dans l’avenir qu’il songe à acquérir d’autres bâtiments, rue Notre-Dame.

L’expérience

Selon Michel Lauzon, président d’Ædifica, boîte d’architectes, de designers et d’ingénieurs qui possède une grande expertise dans le secteur du commerce de détail en Amérique du Nord, les modèles d’affaires changent. Les formats aussi. « On a l’habitude de voir de très grands formats. Oui, il y a des commerçants qui offrent ça, mais on s’en va vers de plus petits formats », indique-t-il.

Et vers un plus grand nombre de commerces éphémères, ou « pop-up ». « Moins permanents et plus agiles », souligne Gabriel Tourangeau, directeur à l’image de marque et aux communications.

Ædifica a accompagné de très grands détaillants dans leur transformation depuis 30 ans, dont MEC, Adidas, Lolë et Birks. Ses clients sont souvent des commerces nés dans le web qui ont décidé d’aller dans « la brique et le mortier ». Le plus récent est une microboutique expérientielle : Nathan Kong, spécialisée dans la confection de complets sur mesure, qui a élu domicile au Belgo, rue Sainte-Catherine.

En mettant les pieds dans le local, le client est plongé dans un univers inspiré des palais impériaux chinois du XVe siècle. Il doit suivre un parcours où on l’invite à choisir une doublure réalisée à partir des œuvres d’artistes émergents ou des Impatients, un organisme qui vient en aide aux personnes ayant des problèmes de santé mentale. Une partie des profits est redonnée à l’artiste ou à l’organisme.

« On ne rentre pas dans une boutique, on rentre dans un processus ; un parcours utilisateur vraiment génial », explique Gabriel Tourangeau.

La brique et le mortier

Malgré le taux élevé de locaux vacants dans certaines rues, comme Saint-Denis ou Ontario, Caroline Tessier, directrice de l’Association des 21 Sociétés de développement commercial de Montréal (SDC), constate elle aussi que « la brique et le mortier » reprennent de la vigueur.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Les prévisions ne sont guère plus réjouissantes à Montréal, où on a assisté à de nombreuses faillites et fermetures.

« On est en train de remonter la pente, assure-t-elle. L’achat local, les commerces de proximité et le zéro déchet nous aident. »

La Ville a adopté deux mesures, il y a un an, pour donner un coup de pouce aux commerçants. La première est un dédommagement accordé à ceux qui sont touchés par les chantiers majeurs. L’autre est une réduction de taxes pour la première tranche de 500 000 $ d’évaluation foncière. Les taxes imposées aux entreprises montréalaises sont plus de quatre fois celles exigées aux résidants.

« Il y a une déconnexion complète, en particulier au centre-ville, entre la croissance de la valeur des édifices, qui augmente à un rythme très élevé, de beaucoup supérieur à l’inflation, et celui du chiffre d’affaires des commerçants », constate André Boisclair, PDG de l’Institut de développement urbain.

Les commerces ne sont pas des pompes à fric. Ils font partie du tissu social de la ville. Si on ne les aide pas, le tissu va s’effriter.

Charles de Brabant, de l’Université McGill

Président de la Fondation Rues Principales, organisme qui fait la promotion du développement durable, Christian Savard se demande s’il faudra contrôler le coût des loyers commerciaux pour aider les petits détaillants. « En Belgique, Bruxelles achète des immeubles qu’elle loue à petit prix pour favoriser l’émergence de nouveaux commerces », fait-il valoir.

Malgré tout, Charles de Brabant reste optimiste. Le commerce du détail est en croissance, dit-il. Les ventes ont augmenté de 4,2 % l’an dernier, au Québec, selon le Conseil québécois du commerce de détail. « Montréal est une ville formidable, créative et innovante. C’est aussi une ville multiculturelle et abordable où il y a une joie de vivre. Et pour les jeunes, la nouvelle expérience est une expérience physique, pas virtuelle. »

7700
Nombre de commerces de détail, à Montréal, dont 40 % comptent moins de cinq employés

55 milliards
Montant des ventes des commerces de détail réalisées annuellement dans la région métropolitaine

10,5 milliards
Montant des achats en ligne au Québec en 2018, en hausse de 27 % par rapport à l’année précédente.

Sources : Statistique Canada, CEFRIO (organisme de recherche et d’innovation sans but lucratif), Ville de Montréal, Association des SDC