Peut-on diminuer l’impact environnemental du fameux bleu des jeans ? C’est le pari de chimistes danois. Leur solution : l’indican, une enzyme qui est un précurseur de l’indigo, la teinture qui donne son look caractéristique au denim.

L’indigo servant à la teinture du denim, un tissu de coton inventé en France au XVIe siècle, était au départ tiré de l’indigotier, une plante. « Mais depuis un demi-siècle, on utilise de l’indigo synthétique, un produit chimique très toxique », explique Katrine Qvortrup, de l’Université technique du Danemark, qui est l’auteure principale de l’étude publiée à la fin de février dans la revue Nature Communications. « Il est insoluble, ce qui nécessite l’utilisation de solvants pour l’utiliser en teinture. C’est ce qui explique la toxicité des effluents de la teinture du denim. »

L’indican synthétique inventé par Mme Qvortrup tire profit de la « photochimie », soit les transformations chimiques liées à la lumière, pour diminuer la toxicité des rejets d’eau du processus de teinture. « Nous pensons que la photochimie est l’une des avenues les plus prometteuses pour arriver à une industrie chimique verte. »

L’indican synthétisé par les chercheuses danoises génère un type d’indigo qui nécessite moins de produits chimiques pour donner son bleu caractéristique au denim. Selon leurs calculs, il serait 3000 fois moins dommageable pour l’environnement que les produits actuels, notamment grâce à une baisse des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 3,5 mégatonnes par année. Selon Greenpeace, l’industrie du vêtement génère entre 4000 et 5000  mégatonnes d’émissions de GES par année.

L’indican synthétisé par Mme Qvortrup est aussi plus stable que l’indigo synthétique.

L’enzyme est soluble dans de l’eau légèrement acide. C’est beaucoup plus propre. On a une deuxième étape dans le processus de teinture où l’enzyme réagit à la lumière pour finaliser la couleur du denim.

Katrine Qvortrup, de l’Université technique du Danemark

« Il n’y a donc aucun effluent, aucune utilisation d’eau, dans cette deuxième étape. Nous avons aussi vérifié qu’on peut utiliser des lampes à DEL pour diminuer la consommation d’énergie dans cette deuxième étape. »

Jeans montréalais

Chez Yoga Jeans, fabricant montréalais de jeans, le PDG Eric Wazana indique que l’indican fait jaser dans l’industrie. « J’en ai entendu parler à une réunion avec mes chimistes, dit M. Wazana. Ce que les gens aiment de l’indigo, c’est qu’il devient moins foncé doucement au fil des lavages. Ça donne différentes teintes de bleu. La mode est au bleu pâle actuellement. On peut accélérer le pâlissement avec le bleach, mais nous, on ne le fait pas par respect pour l’environnement. Sinon, il y a des enzymes qui accélèrent le pâlissement. L’indican permet de partir avec un bleu moins foncé. Les puristes vont voir la différence, mais pour le consommateur moyen, ça marche. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Eric Wazana, PDG de Yoga Jeans, produit des blouses médicales en Beauce et dans une nouvelle usine à Montréal.

Ce genre de recherche est important pour l’industrie de la mode. « On est constamment en train de pousser pour être plus respectueux de l’environnement [environment friendly], dit M. Wazana. Par exemple, on prend du coton américain parce que c’est là que les règles environnementales sont plus respectées, parce que l’inspection est stricte. » Le coton américain de Yoga Jeans est parfois envoyé à des fabricants de tissus ailleurs dans le monde, notamment au Mexique et au Brésil. La teinture du coton est faite par le fabricant de tissus.

Question de faisabilité économique

L’équipe de Mme Qvortrup a tenu à faire des calculs de faisabilité économique pour cette nouvelle technologie. « Nous collaborons avec l’industrie, parce qu’une innovation qui n’est pas adoptée ne sert à rien. Nous avons d’ailleurs trois avenues possibles pour appliquer la technologie, avec différentes enzymes et à différents moments de la fabrication du tissu. Nous avons aussi tenu compte des investissements en matériel et en formation de la main-d’œuvre. Actuellement, la teinture du denim se fait surtout dans les pays pauvres ou émergents, en grande majorité en Asie. Nous ne voulons pas que ces pays perdent des emplois parce que la technologie de teinture du denim plus verte n’est accessible qu’aux pays riches. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE NCC AGRO INDUSTRIES

Beaucoup de distributeurs offrent de l’indigo naturel artinasal de la région de Tamil Nadu, en Inde.

Le coût de fabrication de l’indican synthétique serait de 12 $US par kilo, comparativement à 5 $US par kilo pour l’indigo synthétique actuel, ce qui ajouterait une facture de 35 millions US à l’industrie, soit moins de 0,1 % des ventes totales.

Les chercheuses danoises ne sont pas les seules à se pencher sur la question. En 2022, la firme californienne Huue a amassé 15 millions US en capital de risque pour une usine-pilote de sa technologie d’indigo biologique.

Mme Qvortrup étudie normalement les médicaments anticancer et les biomatériaux médicaux. Comment en est-elle arrivée à s’intéresser aux jeans ? « J’ai vécu aux États-Unis durant mes études. C’est la patrie du jeans. Je me suis toujours demandé quelle était son empreinte environnementale. »

En savoir plus
  • 57 milliards US
    Marché mondial du denim en 2023
    Source : Sourcing Journal
    50 000 tonnes
    Quantité d’indigo synthétique utilisée par l’industrie mondiale du jeans chaque année
    Source : American Chemical Society