Des falaises qui s’effondrent dans la mer, des sites archéologiques inondés : les effets du réchauffement climatique dans l’île Herschel Qikiqtaruk, au nord du Yukon, sont spectaculaires. Pour en exposer l’ampleur, un groupe de recherche a transformé ses données en expérience de réalité virtuelle.

« L’été dernier, il a fait jusqu’à 25 oC. On pouvait nager dans l’océan durant deux heures, du jamais vu. C’était surréaliste », raconte la responsable du groupe de recherche Team Shrub, Isla Myers-Smith, par entrevue vidéo.

Professeure à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC) et à l’Université d’Édimbourg, Mme Myers-Smith travaille dans l’île Herschel Qikiqtaruk depuis 15 ans.

« Après une ou deux semaines de temps doux, on a vu un gros bout de terrain se détacher et dévaler la pente. C’est la première fois que je voyais un changement si rapide ! »

Consciente que les articles scientifiques sont « plutôt arides et ennuyeux », la chercheuse s’est demandé comment faire en sorte que les données récoltées soient plus vivantes, et suscitent davantage d’interactions avec le public.

C’est d’autant plus important à ses yeux que son terrain est peu accessible. Le parc territorial de l’île Herschel (Qikiqtaruk) est situé dans la mer de Beaufort, à 5 kilomètres au large de la côte nord du Yukon. Il est ouvert aux touristes seulement de la mi-juin à la mi-septembre, et ceux-ci doivent être équipés pour faire du camping autonome en milieu arctique. Des Inuvialuits (Inuits de l’ouest de l’Arctique canadien) ont encore des activités de chasse et de pêche traditionnelles dans l’île, mais plusieurs n’ont pas les moyens de s’y rendre.

PHOTO JEFFREY KERBY, FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DANOISE AARHUS

Glissement du pergélisol dans la mer, sur les côtes de l’île Herschel (Qikiqtaruk), au Yukon

Le projet Qikiqtaruk : Arctic at Risk

La réalité virtuelle s’est imposée comme un moyen de mettre « les communautés et les gens qui n’ont pas l’occasion de visiter le site si souvent » en contact avec les changements qui s’y produisent.

Le projet Qikiqtaruk : Arctic at Risk est né durant la pandémie, alors que les chercheurs avaient un peu de temps libre et ne pouvaient aller dans l’île.

PHOTO GERGANA DASKALOVA, FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

Isla Myers-Smith, professeure à l’Université de la Colombie-Britannique et à l’Université d’Édimbourg, responsable du groupe de recherche Team Shrub, avec un drone utilisé dans le cadre de ses travaux en Arctique

Mme Myers-Smith et son collègue Jeff Kerby, de l’université danoise Aarhus, ont recruté un spécialiste de la réalité virtuelle et obtenu un premier financement de la National Geographic Society, auquel d’autres fonds se sont ajoutés. Le conservateur principal du parc, un Inuvialuit, et des chercheurs des Territoires du Nord-Ouest (TNO) font aussi partie du projet.

Les paysages de l’île ont été recréés en assemblant des photos captées avec un drone par les chercheurs et en y ajoutant de l’animation. « À l’origine, ces photos n’ont pas été prises pour créer un environnement en réalité virtuelle, elles faisaient partie de notre collecte de données. Donc tout repose sur des données scientifiques. Et comme les données brutes avaient l’air pixélisées, des éléments comme les plantes et les caribous ont été produits avec de l’animation. » Les bâtiments, eux, ont été recréés en utilisant des balayages lidars réalisés par une équipe d’archéologues.

Les communautés d’Aklavik et d’Inuvik, dans les TNO, dont les autochtones fréquentent l’île, ont été parmi les premières à découvrir la vidéo immersive. Les images montrant les bâtiments historiques de l’île attaqués par la montée des eaux ont suscité des réactions particulièrement vives.

C’est qu’en plus des bâtiments en dur, témoins des activités commerciales et administratives passées (baleiniers américains, GRC, etc.), le site recèle des vestiges de huttes de terre traditionnelles inuvialuites datant de plusieurs centaines d’années.

L’été dernier, nous étions là alors qu’une équipe d’archéologues excavait deux de ces huttes de terre situées à la limite de la plage, parce qu’ils avaient l’impression qu’elles auraient disparu d’ici la fin de l’été. C’est en effet ce qui s’est passé : en juin, ils excavaient, et en août, le site était rendu sous l’eau. Ça s’est produit sous nos yeux !

Isla Myers-Smith, professeure et chercheuse de l’Université de la Colombie-Britannique et de l’Université d’Édimbourg

L’érosion côtière est spectaculaire. L’île de 116 km⁠2 perd jusqu’à un mètre par année en moyenne, parfois plus par endroits. « En 2017, on a vu environ 30 mètres d’érosion sur un site. C’est énorme quand on y pense, c’est comme votre terrain en façade au complet ! »

PHOTO JEFFREY KERBY, FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DANOISE AARHUS

Érosion côtière dans l’île Herschel (Qikiqtaruk), au Yukon, en 2019

L’équipe espère lancer sa vidéo immersive au Forum économique mondial de Davos, en janvier prochain – en collaboration avec l’organisme scientifique Arctic Base Camp, qui plante ses tentes aux abords du Forum pour sensibiliser les participants à l’évolution de l’Arctique.

Changements frappants

En une quinzaine d’années, Mme Myers-Smith a vu des zones de sol dénudé verdir, et la végétation de la toundra (en particulier les arbustes) gagner en hauteur.

Et depuis le début des années 2000, la floraison commence environ une semaine plus tôt. Or, beaucoup de plantes de la région dépendent des pollinisateurs, et si toutes les fleurs sortent rapidement en même temps, les bourdons et les abeilles n’auront peut-être pas le temps de tout butiner, explique la chercheuse.

« Avec le réchauffement de ces systèmes, il y aura des espèces gagnantes et des espèces perdantes, et il se pourrait que les abeilles pollinisatrices soient parmi les perdantes. Tout dépendra de leur capacité à s’adapter. »

PHOTO SANDRA ANGERS BLONDIN, FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

Un bœuf musqué se prélasse sur fond de réchauffement du pergélisol.

Et si l’île n’abrite ni orignaux ni castors, ces animaux ont été vus sur le versant nord du Yukon, dans la zone arctique des TNO et dans le nord de l’Alaska. Les changements climatiques et la prolifération des arbustes semblent donc attirer ces espèces vers le nord, ce qui risque d’en affecter l’environnement.

« Les étangs de castors dégagent davantage de méthane que la toundra intacte, donc la présence accrue des castors dans les écosystèmes de la toundra fera probablement augmenter les émissions de méthane », résume Mme Myers-Smith en citant une étude publiée l’été dernier.

Consultez le Guide du parc territorial de l’île Herschel Qikiqtaruk Lisez un article scientifique sur les émissions de méthane des étangs de castors (en anglais)