(Saint-Mathieu (Roussillon)) « Elle est grosse, elle ! », s’exclame le biologiste Yannick Bilodeau en déchargeant de la camionnette la carcasse d’une biche costaude.
La bête a été happée mortellement quelques heures plus tôt sur l’autoroute 40, près de Rigaud, en cette matinée de la fin du mois d’avril.
Le technicien de la faune Charles-Étienne Gagnon ouvre le ventre de la biche pour vérifier si elle était gestante et découvre un fœtus à un stade de développement assez avancé.
« Il est déjà tacheté », observe-t-il.
Les deux employés du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) participent à une vaste recherche sur la productivité du cerf de Virginie à l’échelle du Québec.
Dans les 12 régions administratives où l’espèce est présente, des centaines de femelles tuées lors de collisions routières — dont la carcasse était en bon état et la date de la mort connue – ont ainsi été « échantillonnées », le printemps dernier.
« On les veut les plus frais possibles », résume la biologiste Sonia De Bellefeuille, de la direction générale de la gestion de la faune et des habitats du MFFP, responsable de la recherche.
La mesure des fœtus, combinée à la date à laquelle la mère a été tuée, permet de déterminer la date de conception avec une grande précision, pour les fœtus âgés de plus de 35 jours, explique-t-elle.
L’objectif de la recherche : déterminer la proportion de femelles gestantes, leur âge exact — révélé par l’analyse d’une dent prélevée sur la bête —, le nombre de fœtus qu’elles portaient et le sexe de ceux-ci.
On voulait une donnée provinciale, pour pouvoir comparer les régions où la densité [de l’espèce] est différente, voir si la productivité varie selon les conditions d’habitat.
Sonia De Bellefeuille, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs
Jeunes femelles gestantes
Yannick Bilodeau et Charles-Étienne Gagnon avaient une dizaine de femelles à examiner chez un récupérateur de carcasses de la Montérégie mandaté par le ministère des Transports, lors du passage de La Presse.
Dans le lot, certaines semblaient avoir moins de 1 an.
« Les faons, ça vaut la peine de les faire, parce que, des fois, on a des surprises », affirme Yannick Bilodeau.
Leur flair ne les avait pas trompés : presque toutes étaient gestantes.
S’il s’agit bel et bien de faons, ce que l’analyse de leurs dents confirmera, cela indiquerait un changement significatif, puisque les faons ne se reproduisent normalement pas au Québec, explique Sonia De Bellefeuille.
« C’est rare [qu’elles soient fécondes] même au deuxième automne », à un an et demi, parce que la Belle Province se trouve à la limite nord de l’aire de répartition du cerf de Virginie, où les conditions sont plus difficiles, précise-t-elle.
Fait rarissime
Les employés du MFFP ont eu quelques surprises durant leurs recherches, comme la découverte de femelles portant quatre fœtus.
« Ce serait la première fois qu’on voit des femelles avec quatre fœtus, c’est un fait rarissime au Québec », affirme Sonia De Bellefeuille.
Les biches ont généralement entre un et trois fœtus au Québec, selon leur âge et la région où elles se trouvent, précise-t-elle.
Plus au sud, aux États-Unis, un record de six faons pour une même biche a déjà été observé, indique la biologiste, « mais ils n’étaient pas nécessairement tous viables ».
Les conditions hivernales sont moins rigoureuses aux États-Unis.
Sonia De Bellefeuille, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs
« Mieux gérer » l’espèce
Le MFFP a ainsi prélevé 562 fœtus sur 433 biches de tous âges, durant le printemps, mais « certaines femelles dont l’âge n’aura pas pu être déterminé avec certitude vont être retirées de la base de données et des fœtus qui ne seront pas en état d’être mesurés aussi », précise Sonia De Bellefeuille.
La biologiste s’attend à pouvoir livrer le résultat de ses analyses d’ici l’automne.
Mais pourquoi s’intéresser autant à une espèce surabondante au Québec, qui est loin d’être en péril ?
« En connaissant bien ce qui influence la croissance des populations, ça peut nous aider à mieux gérer ces populations », explique Sonia De Bellefeuille.
Un tel exercice, que le MFFP prévoit tenir tous les trois ans, devrait permettre par exemple d’expliquer avec plus de précision les fluctuations de la population de cerfs de Virginie.
La recherche permettra par ailleurs de constater l’évolution de l’aire de répartition de l’espèce, influencée notamment par les changements climatiques.
Le printemps, une période propice
La recherche du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs a été menée au printemps parce que c’est à ce moment que les femelles sont gestantes, mais c’est aussi à ce moment que les collisions routières sont les plus nombreuses. À la fonte des neiges, les cerfs sortent des ravages où ils ont passé l’hiver et se déplacent vers leur habitat d’été, explique le biologiste Yannick Bilodeau. Il y a aussi un pic de collisions à la mise bas, ajoute-t-il, « car les faons de l’année d’avant quittent leur mère pour aller vers leur nouveau territoire ».
-
- 6915
- Nombre de collisions impliquant des cerfs de Virginie sur les routes du Québec (moyenne annuelle des quatre dernières années)
Source : ministère des Transports du Québec