Une douzaine de municipalités et de municipalités régionales de comté (MRC) du Saguenay–Lac-Saint-Jean ont soumis le même mémoire, mot pour mot, à la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, un document qui véhicule par ailleurs des faussetés sur la situation de l’espèce, constatent des experts.

Les mémoires des villes de Roberval et Dolbeau-Mistassini, mais aussi de plus petites municipalités comme Girardville ou Saint-Henri-de-Taillon, sont eux-mêmes une retranscription de passages du mémoire soumis par l’Alliance forêt boréale (AFB).

Cette organisation à but non lucratif, composée d’élus du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord, défend le « droit de récolter et de créer de la richesse en mettant en valeur la forêt boréale » et remet en doute le déclin du caribou.

« Nous déplorons que le gouvernement du Québec souhaite élaborer une stratégie de protection pour le caribou forestier sans connaître réellement l’état des populations de caribous forestiers sur l’ensemble de l’aire de répartition », écrivent l’AFB et les municipalités qui ont repris son mémoire à leur compte.

« Ça, c’est un peu n’importe quoi ! », s’exclame Daniel Fortin, professeur titulaire au département de biologie de l’Université Laval, spécialiste du caribou forestier et coauteur du mémoire commun du Centre d’étude de la forêt, du Centre d’études nordiques et du Centre de la science de la biodiversité du Québec, signé par une soixantaine de chercheurs d’une douzaine d’établissements d’enseignement du Québec.

Liste des municipalités et MRC ayant soumis le même mémoire

  • MRC du Domaine-du-Roy
  • MRC de Lac-Saint-Jean-Est
  • Municipalité d’Albanel
  • Municipalité de Girardville
  • Municipalité de Saint-Ambroise
  • Municipalité de Saint-Henri-de-Taillon
  • Municipalité de Saint-Nazaire
  • Municipalité de Saint-Stanislas
  • Sainte-Monique-de-Honfleur
  • Saint-Eugène-d’Argentenay
  • Ville de Dolbeau-Mistassini
  • Ville de Roberval

L’industrie forestière essaie toujours de semer le doute quant aux connaissances qu’on a déjà. Il n’y a aucun doute que les populations déclinent.

Daniel Fortin, professeur à l’Université Laval

Il reproche à l’Alliance forêt boréale et aux municipalités qui ont repris des passages de son mémoire de faire du cherry picking, du picorage de données, pour ne retenir que celles qui appuient leurs théories.

La « fameuse revue de littérature⁠1 » sur le caribou, rendue publique en février dernier par le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, « montre qu’à peu près toutes les populations sont en déclin, mais ça, ils n’en parlent pas », illustre-t-il.

« C’est de la mauvaise foi ! », lance-t-il.

Attendre… encore

Les municipalités concluent leur mémoire en réclamant que la protection du caribou « ait des impacts positifs sur les travailleurs et les communautés forestières » et appellent à reconduire le plan de rétablissement actuellement en vigueur, décrié par les spécialistes, qui le considèrent comme nettement insuffisant.

« Demander des délais et des délais, ce qu’ils font encore, c’est déplorable », s’indigne Daniel Fortin, qui s’inscrit en faux contre l’AFB, qui affirme qu’on n’en sait pas assez sur l’effet qu’auront les changements climatiques sur le caribou pour agir.

On le sait, dans les faits, ce qui va arriver, [et] l’effet des changements climatiques va être très faible comparativement à celui des coupes forestières.

Daniel Fortin, professeur à l’Université Laval

Le mémoire que cosigne Daniel Fortin appelle plutôt à une action rapide et bonifiée, et rejette les deux scénarios de protection élaborés par Québec dans le cadre de la commission, qu’il écorche sévèrement.

« Nous considérons ces deux scénarios comme trop peu ambitieux, bien ancrés dans le modèle économique non durable qui a mené au déclin du caribou forestier, alors que nous devrions privilégier une perspective d’aménagement durable fondée sur des bases écosystémiques et appuyée par les données probantes et évidences scientifiques les plus rigoureuses », peut-on y lire.

Stratégie « courante »

L’envoi d’un même document par différentes personnes ou organisations est « une tactique courante », observe Scott McKay, ancien député à l’Assemblée nationale et ancien conseiller municipal à la Ville de Montréal, qui est commissaire additionnel au Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE).

« À mon avis, ça n’a pas beaucoup d’impact, parce que ça ne démontre pas une grande crédibilité [et] un niveau d’engagement très élevé », dit-il.

Ce n’est pas la quantité, c’est la qualité de l’argumentation qui influence les commissaires.

Scott McKay

Cette stratégie « peut montrer une certaine forme de représentativité », mais n’a pas forcément plus de poids, puisque « les commissaires ont le devoir de rapporter l’ensemble des propos », estime Stéphanie Yates, professeure au département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), spécialiste des questions de lobbyisme et de participation publique.

L’ancien vice-président du BAPE et journaliste environnemental à la retraite Louis-Gilles Francœur estime également que la valeur des arguments compte davantage que le nombre de mémoires, mais souligne que la multiplication de mémoires identiques « indique quelque chose, une tendance ».

La commission qu’il avait présidée en 2015 sur « les enjeux de la filière uranifère au Québec » avait d’ailleurs reçu de 482 personnes différentes un même mémoire constitué de cinq textes préparés par la coalition Pour un Québec sans uranium.

« Tu le considères comme un fait social [et] les faits sociaux font partie de l’analyse environnementale », explique M. Francœur.

La Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards affirme que les commissaires « misent davantage sur le contenu que sur la quantité », mais que « la répétition des mémoires peut démontrer que les municipalités et les citoyens ont plusieurs préoccupations quant à la sauvegarde du caribou », a indiqué sa présidente, Nancy Gélinas, dans une déclaration écrite transmise à La Presse.

L’Ordre des ingénieurs forestiers écorche le gouvernement

Les scénarios de protection du caribou développés par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) « ne font qu’alimenter la polarisation du débat » entre aménagement forestier et conservation, regrette l’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec dans son mémoire. L’organisation, dont sont membres de nombreux employés du MFFP, refuse ainsi de se prononcer sur ces scénarios, estimant qu’il est plutôt temps de passer à une approche plus globale de la gestion des forêts. Affirmant que les solutions pour le caribou « sont bien documentées », l’Ordre enjoint Québec à l’action, de même qu’à « une véritable diversification de l’industrie forestière » qui miserait sur la valeur plutôt que le volume.

Boisaco nie le déclin du caribou

« Il n’existe aucun rapport qui démontre [le déclin du caribou], ni aucun inventaire », affirme dans son mémoire la société forestière Boisaco, active au Saguenay–Lac-Saint-Jean et sur la Côte-Nord. L’entreprise craint que la protection du caribou n’entraîne des conséquences plus déterminantes dans la région « pour les humains qui y habitent que pour les caribous forestiers eux-mêmes ». Sa position est « difficile à défendre et sert surtout à semer le doute dans l’esprit des gens », déplore le biologiste Martin-Hugues Saint-Laurent, professeur à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). « C’est manufacturer de l’incertitude », une stratégie employée jadis par les cigarettiers et encore aujourd’hui dans le dossier des changements climatiques, observe-t-il. Boisaco conclut son mémoire en écrivant que la recherche d’une solution nécessite que « les intervenants ne demeurent pas dans une position fermée ».

1. Lisez « Le ministre Dufour contredit par son propre ministère »
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    Nombre de mémoires soumis à la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards
    source : Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards