Un changement de zonage effectué par une municipalité constitue-t-il de facto une expropriation déguisée ? La Cour suprême du Canada est invitée à trancher une affaire impliquant la Ville de Mascouche et la propriétaire d’un terrain boisé, acheté pour 1 $ en 1976. Le résultat pourrait déterminer comment les villes agiront pour protéger la biodiversité. Explications.

La Ville de Mascouche, au nord-est de Montréal, a déposé le 13 mai dernier une demande d’autorisation afin que la Cour suprême du Canada tranche un litige qui l’oppose à l’une de ses citoyennes.

Une banale affaire de changement de zonage, devenue une poursuite pour expropriation déguisée d’un terrain dorénavant estimé à 4,5 millions, selon ses propriétaires. Mascouche veut ainsi faire casser un jugement récent de la Cour d’appel du Québec, qui donne raison à la propriétaire Ginette Dupras, et ordonne à la municipalité de lui verser une indemnité pour expropriation déguisée.

Une affaire banale aux conséquences provinciales ?

La décision du plus haut tribunal au pays pourrait complètement changer la donne, alors que de plus en plus de villes adoptent de nouveaux règlements pour protéger leurs milieux naturels dans un contexte d’urgence climatique et de crise de la biodiversité.

L’Union des municipalités du Québec (UMQ) a offert son appui à Mascouche dans ce dossier et le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) envisage « sérieusement » d’en faire autant. « Il y a vraiment péril en la demeure », a déclaré l’avocat Jean-François Girard, qui représente la Ville de Mascouche, lors d’une allocution jeudi au Forum des amis des parcs de Montréal. « En lisant les commentaires de mes adversaires sur la décision de la Cour d’appel, ça va être une bataille tous azimuts sur toutes les tentatives de protection des milieux naturels [par les municipalités] dans les années à venir. »

Un terrain acheté 1 $ en 1976

L’affaire débute en 1976, quand Ginette Dupras achète de sa tante un lot boisé d’environ 10 hectares pour la somme symbolique de 1 $ à Mascouche. À l’époque, 30 % du terrain est zoné « conservation », alors que la réglementation permet un usage « résidentiel » pour les 70 % restants.

Mme Dupras et son conjoint, André Bergeron, ne visiteront le terrain que 32 ans plus tard, soit en 2008, au moment où ils s’informent auprès de la Ville de Mascouche de son potentiel d’utilisation. C’est là qu’ils apprennent que le zonage a été modifié deux ans plus tôt et que leur terrain est dorénavant entièrement zoné « conservation », révèle un jugement de la Cour d’appel du Québec.

Une poursuite pour expropriation déguisée

Avant 2008, la propriétaire avait tout de même autorisé la Ville dès 1985 à aménager une piste de ski de fond sur son terrain. Par la suite, au début des années 2000, Mascouche a créé un parc à proximité et un tronçon de piste cyclable a été aménagé sur ledit terrain, où les chiens seront autorisés par la municipalité en 2015, sans le consentement de sa propriétaire. Entre 2008 et 2015, les discussions se poursuivent pour permettre à Mascouche de racheter son lot.

En 2015, Ginette Dupras fait évaluer son terrain, qui est alors estimé à 4,5 millions de dollars. Mascouche refuse d’acheter le terrain à ce prix. La propriétaire intente finalement une poursuite pour expropriation déguisée en 2016. Dans une décision rendue en août 2020, la juge Judith Harvie de la Cour supérieure lui donne raison, et condamne la Ville à lui verser une indemnité de 436 000 $.

La Cour d’appel s’en mêle

Les deux parties sont alors insatisfaites de la décision et portent l’affaire en appel. Ginette Dupras conteste l’indemnité qui lui est consentie. La Ville de Mascouche, elle, juge qu’il n’y avait pas lieu de conclure à une expropriation déguisée.

Dans une décision rendue le 16 mars dernier, la Cour d’appel du Québec donne encore raison à Mme Dupras et retourne l’affaire devant la juge Harvie, afin qu’elle réévalue à la hausse le montant de l’indemnité. La Cour conclut que bien que le nouveau règlement de zonage soit valide, il constitue une expropriation déguisée. C’est cette conclusion qui fait craindre le pire à l’Union des municipalités et au CQDE.

« Une incidence catastrophique »

« Les municipalités du Québec qui adoptent validement un règlement destiné à protéger les milieux naturels [milieux humides ou boisés] sur leur territoire devront-elles indemniser tout propriétaire foncier se disant lésé du fait qu’il ne peut plus construire d’immeubles ? » C’est la question posée par les avocats Jean-François Girard et Steve Cadrin dans la demande d’autorisation d’appel déposée à la Cour suprême, le 13 mai dernier.

Or, pour convaincre le plus haut tribunal au pays d’entendre l’affaire, Mascouche et ses avocats doivent entre autres faire la preuve que leur demande est d’intérêt « national ».

La Ville de Mascouche plaide que dans un contexte de lutte contre les changements climatiques et de perte de biodiversité, « une telle décision, si elle était maintenue, est susceptible d’avoir une incidence catastrophique sur les efforts de conservation des milieux naturels par les autorités publiques, principalement les municipalités, au Québec ».

Qui va assumer les coûts ?

Selon Marc Bishai, avocat au Centre québécois du droit de l’environnement, cette décision pourrait avoir des répercussions majeures dans le monde municipal au Québec. « C’est très préoccupant. On impose aux municipalités de veiller à la protection des milieux naturels. Mais qui va en assumer le coût ? », demande-t-il. L’avocat a indiqué à La Presse que le CQDE « envisage sérieusement d’intervenir devant la Cour suprême » dans cette affaire.

MSylvain Bélair, qui représente Ginette Dupras, estime pour sa part qu’une demande d’appel devant le plus haut tribunal au pays n’est pas justifiée. « L’arrêté de la Cour d’appel est bien fondé et irréprochable », juge-t-il. La Ville de Mascouche et l’UMQ ont refusé de répondre aux questions de La Presse dans ce dossier. Rappelons que la Cour suprême met en moyenne trois mois avant de trancher une demande d’autorisation.

En savoir plus
  • 20,2 millions
    C’est le montant d’une poursuite pour expropriation déguisée intentée en 2017 par l’homme d’affaires André Simoneau contre la Ville de Saint-Bruno-de-Montarville. Il a été débouté par la Cour supérieure en 2021. L’affaire a été portée en appel.
    Source : Cour supérieure du Québec
  • 22,3 %
    Avec l’adoption récente d’un règlement de contrôle intérimaire, 22,3 % du territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) sera dorénavant protégé. Or, une nouvelle cible vise maintenant protéger 30 % du territoire d’ici 2030.
    Source : CMM