Peut-être avez-vous remarqué l’affiche en faisant le plein : la société pétrolière Shell offre depuis le mois dernier de compenser les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées à l’utilisation de ses carburants. Une initiative saluée par le ministre fédéral de l’Environnement, mais décriée par d’autres observateurs.

« Rendez votre conduite carboneutre en protégeant et reboisant les forêts », clame Shell sur ses pompes à essence depuis quelques semaines.

La pétrolière offre aux automobilistes qui le désirent de compenser les GES causés par leur utilisation de ses carburants par l’achat de crédits carbone, se félicitant d’être le premier détaillant au Canada à le faire.

Ces crédits carbone couvrent les émissions générées « de la production à l’utilisation » et sont émis par des projets au Canada et ailleurs dans le monde et vérifiés de manière indépendante ; il s’agit d’un programme similaire à ceux qu’offre déjà Shell dans d’autres pays.

L’initiative a été louangée par le ministre canadien de l’Environnement et du Changement climatique, Jonathan Wilkinson, qui avait diffusé l’annonce de Shell sur le réseau social Twitter, le 12 novembre.

PHOTO BLAIR GABLE, REUTERS

Le ministre Jonathan Wilkinson

« Ce sont des initiatives avant-gardistes comme celle-ci qui aideront le Canada à atteindre son objectif de zéro émission nette d’ici 2050 », avait-il gazouillé en anglais.

https://twitter.com/jonathanwnv/status/1326933636189483011

« Changer sans changer »

Mais le « programme de conduite carboneutre » de Shell en fait sourciller certains.

Le titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal, Pierre-Olivier Pineau, voit d’un bon œil le concept de compensation des émissions de GES, mais considère comme « extrêmement problématique » le message que Shell envoie.

« Il faut aller plus loin et envoyer le message clair que les ventes de carburants pétroliers doivent diminuer drastiquement, dit-il. Aucune compensation n’est possible pour préserver la consommation actuelle de pétrole. »

Par conséquent, il juge dangereux que des politiciens appuient ce type d’initiative, qui détourne l’attention de la nécessité de repenser notre mobilité.

PHOTO STÉPHANE CHAMPAGNE, ARCHIVES LA PRESSE

Pierre-Olivier Pineau

Avec ces appuis et ces annonces, on perpétue l’illusion qu’on peut changer sans changer.

Pierre-Olivier Pineau, de HEC Montréal

Les pétrolières doivent plutôt se diversifier, dit-il, citant l’exemple de la norvégienne Statoil, devenue Equinor, qui développe maintenant la production d’énergie éolienne extracôtière.

Il salue d’ailleurs l’investissement de Shell dans le projet d’usine de biocarburants d’Enerkem à Varennes, annoncé mardi dernier.

« Ça, c’est clairement le genre d’initiatives plus constructives à long terme, ça permet de décarboniser les combustibles », dit-il.

Objectifs ambitieux

Shell a des objectifs « ambitieux », comme celui de devenir carboneutre d’ici 2050, voire avant, souligne Hugo Séguin, chargé de cours à l’Université de Sherbrooke et conseiller principal chez Copticom, une firme-conseil sur les enjeux de transition écologique.

C’est pourquoi il estime qu’on ne devrait pas « lui lancer des roches » parce qu’elle offre à ses clients de compenser leurs émissions de GES.

« En théorie, oui, c’est vrai : on serait mieux d’éliminer [nos émissions de GES] que de les compenser, mais pour ceux qui ne peuvent pas, c’est un choix », dit-il.

Les pétrolières européennes sont plus enclines que les américaines à modifier leur modèle d’affaires, et Shell a fait en ce sens « des gestes très significatifs dans une perspective de décarbonisation », souligne M. Séguin. Il ajoute que « c’est le rôle du ministre de l’Environnement d’encourager l’action climatique ».

Le ministre Wilkinson a d’ailleurs défendu sa sortie en affirmant qu’« il faudra à la fois réduire les émissions et compenser celles que nous ne pouvons pas réduire » pour que le Canada atteigne la carboneutralité.

« Les entreprises qui développent et proposent des produits et des services plus propres feront partie de la solution », a-t-il indiqué dans une déclaration transmise à La Presse.

Compenser les émissions de GES « n’est qu’une des façons » que Shell emploie pour réduire son empreinte carbone, a indiqué à La Presse Tara Lemay, porte-parole de la pétrolière.

La pétrolière est bien consciente que ses plans actuels ne permettent pas encore d’atteindre son objectif de carboneutralité, mais elle assure y travailler. « Nous sommes sur un chemin et nous reconnaissons la nécessité de changer », dit Mme Lemay.

Un dangereux précédent, selon Greenpeace

L’organisation écologiste Greenpeace qualifie quant à elle l’initiative de Shell d’« écoblanchiment » et craint qu’elle favorise le maintien, voire l’augmentation de la consommation de carburants fossiles.

« D’une perspective climatique, c’est comme réaménager les chaises sur le pont du Titanic alors qu’il coule », s’exclame Shane Moffatt, responsable de la campagne nature et alimentation de Greenpeace Canada.

« Nous devons réduire nos émissions de GES immédiatement », rappelle-t-il, soulignant que les arbres plantés pour compenser la combustion de carburants fossiles mettront des décennies à croître et à capturer du carbone.

Greenpeace s’inquiète de l’intérêt d’Ottawa pour le concept de compensation, craignant par exemple qu’il l’utilise pour compenser les impacts de l’agrandissement de l’oléoduc Trans Mountain, propriété du gouvernement.